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24 juin 2005 Saint Jean-Baptiste |
Alessandra di Rudini naît le 5 octobre 1876 à Rome, dans une famille de la haute aristocratie sicilienne. Son père, le marquis di Rudini, maire de Palerme à vingt-cinq ans, après le coup de main du «condottiere» Garibaldi sur la Sicile des Bourbons, sera plusieurs fois ministre. Il partage l'hostilité du roi Victor-Emmanuel II vis-à-vis de l'Église. Marie de Barral, la mère d'Alessandra, souffre des idées révolutionnaires de son mari; sa faible santé ne lui permet pas de donner à sa fille tous les soins dont son affection voudrait l'entourer. Alessandra a un frère aîné, Carlo.
Un volcan toujours en éruption
À l'âge de seize ans, de retour à l'hôtel familial, Sandra n'y trouve pas sa mère, qui a dû se retirer, malade, dans une maison de santé. Elle se rapproche alors de son père, qui est fier d'elle: de grande taille, aussi belle qu'intelligente, Sandra est de celles qu'on remarque. Elle remplit le rôle de maîtresse de maison tout en se laissant initier à la grande politique, par son père, qui sera plusieurs fois président du Conseil. Cependant, une profonde crise spirituelle vient troubler son âme. «Il me semblait, dira-t-elle plus tard, que tout croulait autour de moi, et je cherchais avec une passion désespérée le point d'appui ferme, hors de moi-même. Je me rappelle certaines nuits d'anxiété et de peine indicible. Il n'y a pas de pire douleur que celle de l'esprit qui cherche et ne peut atteindre la vérité». Conscient de la difficulté rencontrée par les personnes en quête de vérité, le Pape Jean-Paul II écrivait: «Il n'y a pas de préparation plus urgente à l'annonce du message évangélique que celle-ci: conduire les hommes à la découverte de leur capacité de connaître la vérité et de leur désir d'aller vers le sens ultime et définitif de l'existence» (Encyclique Fides et ratio, septembre 1998; n. 102)
La lecture de la Vie de Jésus de Renan, ouvrage qui nie le surnaturel et ne voit en Jésus qu'un «homme extraordinaire», est fatale à la foi vacillante d'Alessandra. De ce jour, elle dira plus tard: il «fut un des plus tristes de mon existence. À ce moment, je sentis que la vie perdait pour moi son unique raison d'être». Une longue route de ténèbres s'ouvre pour la jeune fille. Elle cherche à faire diversion en fréquentant la société la plus choisie: elle part en croisière sur le yacht personnel de l'empereur d'Allemagne Guillaume II, entretient d'étroites relations avec la reine Marguerite d'Italie... À dix-huit ans, Sandra surprend son entourage en épousant Marcello Carlotti da Garda, marquis de Riparbella, de dix ans son aîné. Peut-être cette décision s'explique-t-elle en partie par le désir de la jeune fille de quitter le foyer familial: son père vient de prendre chez lui une maîtresse, qui deviendra sa femme après la mort de Marie de Barral, survenue en 1896. Les jeunes mariés s'installent dans la luxueuse propriété des Carlotti à Garde. Dans les années qui suivent, la jeune femme donne le jour à deux garçons, Antonio et Andrea.
Mais Marcello présente bientôt les symptômes de la tuberculose. Dès le début de 1900, il se sait perdu et s'efforce d'envisager sa mort en adepte des théories matérialistes. Son épouse écrit à cette époque: «Marcello fait tous ses efforts pour se montrer serein et je dirais presque indifférent... Néanmoins, je suis presque sûre que tout cela est artificiel et que le malheureux souffre deux fois, en ne voulant pas même montrer qu'il souffre». De ce fait, Sandra, à ce moment, revient quelque peu à la foi et se préoccupe de ne pas laisser son mari quitter ce monde sans les secours de la religion. Elle s'adresse à un prélat de Vérone, Mgr Serenelli; mais celui-ci ne peut rien faire de plus que manifester de la sympathie au ménage éprouvé: le marquis Carlotti refuse tout secours religieux. Il s'éteint le 29 avril 1900, sans avoir donné aucun signe d'ouverture aux réalités éternelles. Alessandra reste veuve à 24 ans avec deux enfants, et le sentiment de n'avoir pas su mener à bien sa mission spirituelle auprès de son mari.
Un vide que rien ne peut combler
Cette mentalité est aujourd'hui fort répandue. L'Église y répond: «Le Christ, le Fils de Dieu fait homme, est la Parole unique, parfaite et indépassable du Père. En Lui Il dit tout, et il n'y aura pas d'autre parole que celle-là» (Catéchisme de l'Église Catholique, CEC, n. 65). «Il faut réaffirmer que la révélation de Jésus-Christ est définitive et complète. On doit en effet croire fermement que la révélation de la plénitude de la vérité divine est réalisée dans le mystère de Jésus-Christ, Fils de Dieu incarné, qui est le chemin, la vérité et la vie (Jn 14, 6)» (Déclaration Dominus Jesus, de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, le 6 août 2000, n. 4). L'Église est fondée à donner avec assurance un tel enseignement parce que Jésus-Christ a prouvé par ses oeuvres qu'Il est Dieu. Il a pu dire à ceux qui allaient le mettre à mort: Si je n'accomplis pas les oeuvres de mon Père, continuez à ne pas me croire. Mais si je les accomplis, quand bien même vous refuseriez de me croire, croyez les oeuvres. Ainsi vous reconnaîtrez, et de plus en plus, que le Père est en moi, et moi dans le Père (Jn 10, 37-38). Le plus grand miracle de Jésus-Christ est l'événement historique, en même temps que transcendant, de sa propre résurrection. Lui-même l'a prédite publiquement, et les Apôtres l'ont attestée au risque de leur vie.
Remplie de doutes, Sandra s'adresse à Dieu: «Je priais quelquefois, écrira-t-elle, en demandant instamment à Dieu un rayon de lumière et de grâce, et surtout le don de la foi... Je répétais alors plusieurs fois, à d'assez grandes distances de temps, la promesse de donner ma vie à Notre-Seigneur, dans la forme la plus parfaite et complète qu'il me serait donné de concevoir, s'il daignait me faire cette grâce».
Labeur loyal mais inefficace
Le 26 mai 1903, à la Scala de Milan, Alessandra est présentée à Gabriele d'Annunzio, ami de son frère. Cet homme à la mode, qu'on dit être le plus grand poète italien de son temps, déplaît au premier abord à la jeune femme, qui connaît sa réputation de séducteur. Lui, au contraire, conçoit une vive passion pour cette femme aussi belle qu'intelligente. Il ne se décourage pas devant sa froideur car il sait se rendre irrésistible par l'éclat incomparable de sa parole. Selon son aveu, Alessandra reçoit le «coup de foudre» le 12 novembre 1903, jour du mariage de son frère Carlo; elle accepte de revoir d'Annunzio plusieurs fois par la suite et tombe sous le charme de ce séducteur. Toutefois, Sandra essaie de fuir, répond par un refus aux lettres quotidiennes qu'il lui envoie. Elle envisage même une retraite dans un couvent du Cénacle que lui recommande Mgr Serenelli; cette retraite n'aura pas lieu. Dès lors, le piège se referme. Malgré les reproches de sa famille, en mai 1904, elle rejoint d'Annunzio dans sa villa de la «Capponcina», près de Pise, renonçant à son honneur et délaissant ses deux fils. L'enivrement des deux amants dure un an.
Au printemps de 1905, Sandra tombe gravement malade et doit être transportée en clinique où elle subit trois interventions chirurgicales. Elle redoute de mourir sans les sacrements, mais n'a pas le courage de rompre avec d'Annunzio. Lorsqu'elle sort de clinique, guérie, sa beauté est en partie flétrie et elle constate bientôt que le poète n'est plus le même avec elle; cet instable a déjà en vue une autre conquête. À la fin de 1906, il lui fait comprendre qu'elle est de trop à la «Capponcina». L'année qui suit est terriblement douloureuse pour Alessandra. Toutefois, cette lamentable aventure l'aide à comprendre qu'elle est faite pour aimer, non pas une créature, mais le Créateur. La béatitude à laquelle Dieu appelle l'homme «nous invite à purifier notre coeur de ses instincts mauvais et à rechercher l'amour de Dieu par-dessus tout. Elle nous enseigne que le vrai bonheur ne réside ni dans la richesse ou le bien-être, ni dans la gloire humaine ou le pouvoir, ni dans aucune oeuvre humaine, si utile soit-elle, comme les sciences, les techniques et les arts, ni dans aucune créature, mais en Dieu seul, source de tout bien et de tout amour» (CEC, 1723).
«L'unique objet de mes pensées»
Pour s'occuper de l'éducation de ses deux enfants, Alessandra engage comme précepteur un prêtre français, l'abbé Gorel, à qui elle expose ses ultimes objections contre la foi. Persuadée que la doctrine catholique est en contradiction avec sa raison, elle a du mal à admettre, par exemple, la possibilité du miracle. Elle n'a pas encore compris que, «bien que la foi soit au-dessus de la raison, il ne peut jamais y avoir de vrai désaccord entre la foi et la raison, étant donné que c'est le même Dieu qui révèle les mystères et communique la foi, et qui fait descendre dans l'esprit humain la lumière de la raison: Dieu ne pourrait se nier lui-même, ni le vrai contredire jamais le vrai» (Concile Vatican I, Dei Filius, IV). Le miracle est possible, puisque Dieu, qui est l'auteur des lois de la nature, a également la puissance d'y déroger. Jésus-Christ a fait des miracles pour prouver sa mission et sa nature divines, et Il donne ce même pouvoir à certains de ses Saints, en vue du bien des âmes.
L'abbé Gorel conseille alors à Sandra de faire le voyage de Lourdes. Celle-ci acquiesce, non sans scepticisme, et, le 5 août 1910, elle se trouve providentiellement présente au bureau des constatations médicales, lors de la guérison miraculeuse la plus remarquable de cette année là, celle d'un paralytique atteint de myélite incurable. Sa conviction sur la possibilité des miracles est désormais acquise. Dans un recueillement profond, elle se confesse à l'abbé Gorel, qui dira après sa mort: «Toutes les hésitations, tous les atermoiements, toutes les résistances étaient vaincues, et cette fois pour toujours». Alessandra précisera: «J'ai beaucoup réfléchi à l'acte que j'ai accompli à Lourdes et je suis heureuse de reconnaître que je n'ai pas agi poussée par un moment d'émotion religieuse, mais que j'ai accompli un acte volontaire et réfléchi, longuement préparé par des années d'étude et de méditation».
Le lieu de ton repos
Le noviciat d'Alessandra, qui a pris le nom de Soeur Marie de Jésus, est une période éprouvante: malgré sa générosité, elle rencontre des difficultés pour s'habituer à une vie pauvre, dépendante. Elle a 35 ans et n'est en rien préparée à l'austérité de la vie carmélitaine, ni au cadre restreint d'un monastère de clôture. Mais surtout, c'est la sécheresse spirituelle qui la torture dès le début de 1912: «Impossible de prier, de penser, de lire. Je ne vois pas la fin de cette épreuve. Je ne sais si elle est divine, ou si j'ai sombré dans un abîme sans fond», écrit-elle dans son journal. Seules restent intactes la foi, conquise si laborieusement, et la certitude de sa vocation religieuse. Cependant, dès 1914, les consolations et les grâces mystiques succèdent à cet état de délaissement intérieur.
Le démon, que cette novice trouble fort, la tracasse de mille façons, y compris par des persécutions physiques, souvent perçues par les autres Carmélites: vacarmes étranges, bruits de pas qui suivent Soeur Marie de Jésus... Mais elle ne se laisse pas intimider. Son attrait pour la souffrance réparatrice et la pénitence est très vif; il doit même être freiné par sa Prieure. Nommée infirmière, elle s'occupe d'une Carmélite atteinte de tuberculose. Tandis qu'elle fait une piqûre à la malade, par un faux mouvement elle se pique avec la seringue et s'inocule le microbe. Quelques jours plus tard, la maladie commence à se manifester chez l'infirmière improvisée: accès de fièvre, abcès énormes qui se reproduisent à brefs intervalles pendant quatre ans. Mais elle ne meurt pas; le Seigneur a encore besoin d'elle. Le 26 avril 1913, pendant une accalmie de la maladie, Soeur Marie de Jésus prononce ses voeux. Un an après, la Prieure nomme cette toute jeune professe Maîtresse des Novices.
En 1916, elle perd ses deux fils, atteints eux aussi de tuberculose. Puis, en mars 1917, c'est le décès de la Prieure de Paray. Soeur Marie de Jésus est élue pour lui succéder. Elle marque profondément son Carmel par une spiritualité exigeante, et insiste sur le rôle des contemplatives, chargées par Dieu et par l'Église d'obtenir, à force de prière et de sacrifices, les grâces de conversion dont le monde a besoin. Elle pense à tant d'âmes qui, comme elle naguère, cherchent la lumière.
Grâce aux nombreuses vocations qui affluent au Carmel de Paray, Mère Marie de Jésus peut entreprendre trois fondations: en 1924, celle du Carmel de Valenciennes; en 1928, celle de Montmartre, à deux pas de la Basilique du Sacré-Coeur, à Paris. Cette seconde fondation se réalise au milieu de nombreuses difficultés matérielles et politiques. Enfin, à partir de cette même année 1928, a lieu la reprise de l'antique Chartreuse du Reposoir, située dans une haute solitude de Savoie. Mère Marie de Jésus se sent, en effet, poussée à établir un «Carmel sur la montagne» pour glorifier Jésus-Christ dans le mystère de sa Transfiguration. Très délabré, le domaine doit être patiemment restauré; Mère Marie de Jésus y passe chaque été. L'établissement de la clôture est prévu pour 1931.
Facile et bon
Encouragés par l'exemple de la conversion d'Alessandra, demandons à l'Esprit-Saint de nous guider nous aussi, selon la promesse de Jésus, vers la vérité tout entière (cf. Jn 16, 13) afin que nous allions à Dieu, en qui se trouvent le bonheur et la paix pour lesquels nous sommes créés.