11 février 2000

Bienheureuse Jeanne Jugan

Bien chers Amis,

Dans le passé, on nourrissait un grand respect pour les personnes âgées. Le poète latin Ovide écrivait à ce sujet : « Grand était jadis le respect qu’inspirait une tête blanchie par l’âge » … Et de nos jours ? « Chez quelques peuples, la vieillesse est estimée et valorisée ; chez d’autres, au contraire, elle l’est beaucoup moins à cause d’une mentalité qui prône l’utilité immédiate et la productivité de l’homme. Une telle attitude amène souvent à déprécier ce qu’on appelle le troisième ou le quatrième âge, et les personnes âgées elles-mêmes en viennent à se demander si leur existence est encore utile. Avec une insistance croissante, on va jusqu’à proposer l’euthanasie (provocation directe de la mort) pour résoudre les situations difficiles » (Jean-Paul II, Lettre aux personnes âgées, 1er octobre 1999, n. 9).

Bienheureuse Jeanne JuganPour porter remède à cette attitude dépréciative, il est nécessaire de redécouvrir la valeur de la vie des personnes âgées. Dans ce but, « il est urgent de se replacer dans la perspective juste qui consiste à considérer la vie dans son ensemble. Et cette perspective juste, c’est l’éternité, dont la vie, dans chacune de ses étapes, est une préparation significative. Le temps de la vieillesse, lui aussi, a son rôle à jouer » (ibid., n. 10). Pour le prouver, le Pape a proposé à l’Église et au monde un exemple convaincant : le 3 octobre 1982, il a béatifié Jeanne Jugan qui avait reçu de l’Esprit-Saint « comme une intuition prophétique des besoins et des aspirations profondes des personnes âgées » (Homélie de la Messe de béatification).

Née à Cancale (Bretagne), le 25 octobre 1792, Jeanne Jugan a été baptisée le jour même. Elle est la cinquième de sept enfants. Son père, marin comme la plupart des Cancalais, disparaît en mer l’année où Jeanne atteint ses quatre ans. La petite Jeanne apprend très tôt de sa mère à faire les travaux ménagers, à garder les bêtes, et surtout à prier. Comme bien d’autres églises, celle de Cancale a été fermée par la Révolution. Il n’y a plus de catéchisme organisé, mais beaucoup d’enfants sont instruits en secret par des personnes pieuses. En 1803, Jeanne fait sa première Communion. À partir de ce jour, elle devient particulièrement obéissante et douce, empressée au travail, assidue à la prière.

« Tu ne trouveras pas un meilleur parti »

Fin 1816, se déroule à Cancale une grande « Mission » : une vingtaine de prêtres se répartissent les sermons, le catéchisme, le rosaire, les confessions, les visites à domicile, etc. Ce sont des jours de grâces et de ferveur pour toute la paroisse. Tandis qu’elle prie, Jeanne sent naître dans son coeur un grand désir de se dévouer au service des pauvres pour l’amour de Dieu, sans attendre aucune récompense humaine. À la fin de la Mission, elle refuse définitivement une demande en mariage. Sa mère l’interroge : « Pourquoi as-tu refusé ? Tu ne trouveras pas un meilleur parti. – Le bon Dieu me garde pour une oeuvre qui n’est pas encore fondée » , répond Jeanne.

L’année suivante, Jeanne quitte Cancale et sa famille pour servir le Christ dans les pauvres, et vivre pauvre avec eux. Elle entre comme infirmière à l’hôpital du Rosais à Saint-Servan. Mais au bout de quelques années de service, elle tombe gravement malade. Une personne charitable, Mlle Lecoq, l’accueille chez elle. Pendant 12 ans, toutes deux vont mener une vie commune rythmée par la prière, la Messe quotidienne, la visite des pauvres, la catéchèse aux enfants. Après la mort de Mlle Lecoq, Jeanne rencontre Françoise Aubert, qui partage le même idéal de vie. Elles louent un logement et se dévouent au soin des pauvres. Bientôt une jeune fille de dix-sept ans, Virginie Trédaniel, se joint à elles.

Un soir, Jeanne rentre, l’air préoccupé, de sa journée de travail. Françoise surveille la soupe, tout en filant sa quenouille. Jeanne lui dit : « Je viens de visiter une personne bien à plaindre… Imaginez une vieille aveugle, à moitié paralysée, toute seule dans un taudis par ces premiers grands froids d’hiver ! … Françoise, si vous vouliez, on pourrait la prendre chez nous. Pour la dépense, je travaillerai davantage. – Comme vous voudrez, Jeanne » . L’aveugle se nomme Anne Chauvin. Dès le lendemain, Jeanne va la chercher et elle la couche dans son propre lit. L’infirme s’inquiète : « Comment ferez-vous pour me nourrir ? Où allez-vous coucher si vous me donnez votre lit ? – Ne vous faites pas de souci » , répond Jeanne. Quelques temps plus tard, une vieille demoiselle, Isabelle Quéru, grelottant de froid, frappe timidement à la porte. Elle a servi longtemps, sans gages, des maîtres ruinés. À leur mort, elle est demeurée sans abri, sans ressources. « Isabelle, lui dit Jeanne, c’est le bon Dieu qui vous envoie. Restez avec nous » .

Une amie de Virginie, Marie Jamet, ne tarde pas à faire connaissance avec Jeanne et sa maisonnée. Le 15 octobre 1840, les trois amies fondent une petite association de charité dirigée par l’abbé Auguste Le Pailleur, vicaire de Saint-Servan. Françoise Aubert consent à les aider pour les soins et les raccommodages, mais s’estime trop âgée pour s’engager davantage. En revanche, une jeune ouvrière de vingt-sept ans, très malade, Madeleine Bourges, recueillie et soignée par Jeanne, se joint au petit groupe. Ainsi, autour des deux femmes âgées, une petite cellule est née, embryon d’une grande congrégation qui s’appellera les « Petites Soeurs des Pauvres » .

« Avec mon panier« »

Bientôt d’autres vieillards indigents demandent à être hébergés et les Soeurs déménagent dans des locaux plus vastes. La générosité des amis et le revenu des Soeurs, dont le travail fait vivre la maison, ne suffisent plus. Les bonnes vieilles qui avaient l’habitude de mendier, disent à Jeanne : « Remplacez-nous, quêtez pour nous ! » Un religieux de saint Jean de Dieu engage la fondatrice à suivre ce conseil et lui offre son premier panier de quête. La fière nature cancalaise de Jeanne se révolte devant cette nécessité, mais elle finit par s’y résoudre. « On vous enverra en quête, mes petites filles, dira-t-elle plus tard aux novices ; cela vous coûtera. Moi, je l’ai faite aussi avec mon panier ; cela me coûtait, mais je le faisais pour le bon Dieu et pour ses pauvres » . Telle est l’origine de la quête, ressource majeure des Petites Soeurs des Pauvres.

Dans ses tournées, Jeanne demande de l’argent, mais aussi des dons en nature : des légumes, des draps usagés, de la laine, un chaudron, etc. L’accueil n’est pas toujours bon. Un jour, elle sonne chez un vieil homme riche et avare ; elle le persuade et reçoit une bonne offrande. Le lendemain, la quêteuse se présente à nouveau chez lui : cette fois, il se fâche. « Mon bon Monsieur, lui répond-elle, mes pauvres avaient faim hier, ils ont encore faim aujourd’hui, et demain, ils auront encore faim… » Calmé, le bienfaiteur donne à nouveau et promet de continuer. Une autre fois, un vieux célibataire, irrité, la gifle. Humblement, elle lui dit : « Merci ; cela c’est pour moi. Maintenant, donnez-moi pour mes pauvres, s’il vous plaît ! » Tant de mansuétude ouvre le porte-monnaie du vieux garçon. Ainsi, avec le sourire, elle sait inviter les riches à la réflexion, à la découverte des besoins des pauvres, et la quête devient une véritable évangélisation, un appel à la conversion du coeur.

Jeanne Jugan a horreur de l’oisiveté. « La Sainte Vierge était pauvre, se plaît-elle à dire. Elle faisait comme les pauvres : elle ne perdait pas de temps, car les pauvres ne doivent jamais rester sans occupation » . S’étant procuré des quenouilles, des rouets, des dévidoirs, elle les met entre les mains des moins impotentes de ses pensionnaires. Celles-ci, fières d’apporter par leur travail quelques sous à la bourse commune, prennent un plus grand intérêt à la vie de leur asile.

Peu à peu, Jeanne et ses amies s’organisent. Elles prennent un costume semblable, un nom de religion – celui de Jeanne est « Soeur Marie de la Croix » – et prononcent des voeux privés, d’obéissance et de chasteté. Un peu plus tard, elles ajouteront ceux de pauvreté et d’hospitalité. Par ce dernier, elles se consacrent à l’accueil des vieillards pauvres. Fin 1843, les Soeurs ont à demeure une quarantaine de personnes, hommes et femmes. Le 8 décembre, elles procèdent à des élections et Jeanne est réélue Supérieure à l’unanimité. Mais, le 23, l’abbé Le Pailleur, de sa propre autorité, annule cette élection et désigne comme Supérieure Marie Jamet, qui n’a que 23 ans (Jeanne en a 51). Il redoute, en effet, de ne pouvoir diriger la congrégation à sa guise avec Jeanne dont l’expérience et la renommée le gênent. Jeanne regarde le crucifix accroché au mur puis une statuette de la Vierge, et elle s’agenouille devant sa remplaçante, pour lui promettre obéissance. Son rôle désormais sera celui de quêteuse.

Une âme moins bien trempée aurait reculé devant la perspective de perdre le commandement d’une maison organisée à son idée, pour devenir une mendiante. « À mon sens, a déclaré un religieux franciscain, originaire de Cancale, ce fut, de la part de ma vénérable compatriote, un grand acte de vertu, lorsque, déchue de son poste de Supérieure, elle devint simple petite quêteuse, parce que les Cancalaises sont plutôt indépendantes, voire même autoritaires, et qu’elles aiment mieux commander qu’obéir » . Dès le 24 décembre, malgré le jeûne rigoureux de cette vigile de Noël, Jeanne reprend ses tournées de quête. « Qui dira, s’est exclamé un orateur, les épreuves et les mérites de cette quête pleine d’angoisses, toujours faite en vue des nécessités du jour ou du lendemain. Il fallait sortir par tous les temps, subir la chaleur, le froid, la pluie, aborder toutes sortes de personnes, faire de longs trajets, porter de lourds fardeaux ! » Mais l’âme de Jeanne est « véritablement plongée dans le mystère du Christ Rédempteur, spécialement dans sa Passion et sa Croix » (Jean-Paul II, 3 octobre 1982).

Mère ou enfant ?

Unie au Christ, Jeanne accepte de bon coeur les humiliations, et va même jusqu’à les aimer et les rechercher. Une de celles qui coûtent peut-être le plus à sa fierté native lui vient de la manière dont sa Supérieure lui prodigue ses avis. Dans une lettre du 26 janvier 1846, Marie Jamet, de vingt-sept ans plus jeune que Jeanne, écrit à celle-ci : « Ma chère enfant« Que Dieu est bon, qui permet qu’une pauvre fille comme vous soit si bien accueillie ! … Toutefois, mon enfant, gardez-vous d’être importune, et si vous gêniez tant soit peu, n’abusez pas de la bonté de cette excellente personne… Je vous recommande de prendre garde de concevoir aucun petit

sentiment d’amour-propre. Soyez bien convaincue que, si l’on agit ainsi à votre égard, ce n’est pas à cause de vous, mais c’est Dieu qui le permet pour le plus grand bien de ses pauvres. Pour vous, tenez-vous toujours pour ce que vous êtes véritablement, c’est-à-dire pauvre, faible, misérable et incapable de tout bien… Votre Mère, Marie Jamet » . Jeanne reçoit ces conseils avec douceur et humilité.

Les développements de l’oeuvre obligent à étendre les quêtes au loin. Jeanne est envoyée à Rennes. Dès les premiers jours, elle remarque les mendiants dont les plus âgés réclament un secours urgent. Il faut de toute évidence fonder une maison dans cette ville. Avec l’aide de saint Joseph, le 25 mars 1846, une maison est acquise. Jeanne reprend ses quêtes dans les villes de l’Ouest. On ouvre des maisons à Dinan, Tours, Paris, Besançon, Nantes, Angers, etc. À plusieurs reprises, parce qu’elle a conquis la confiance de tous, Jeanne sauve du désastre l’oeuvre dont elle s’est vue ôter la direction. Elle vient, obtient les fonds qui manquent, encourage les uns et les autres, puis s’éclipse pour aider ailleurs. Elle semble n’avoir pas où reposer sa tête, mais elle s’appuie totalement sur la Providence.

« Saint Joseph, du beurre ! »

Jeanne Jugan désire que les personnes âgées se sentent vraiment chez elles dans les maisons qui les accueillent. Un jour, à la fondation d’Angers, elle s’aperçoit que les vieillards mangent leur pain sec. « C’est le pays du beurre, ici, s’écrie-t-elle. Comment n’en demandez-vous pas à saint Joseph ? » Elle allume une veilleuse devant une statue du Père nourricier de Jésus, fait apporter tous les pots de beurre vides et place un écriteau : « Bon saint Joseph, envoyez-nous du beurre pour nos vieillards ! » Les visiteurs s’étonnent ou s’amusent de cette candeur. Mais une foi profonde se cache sous cette apparente naïveté. Quelques jours plus tard, un donateur anonyme fait envoyer un lot très important de beurre, et tous les pots sont remplis. Jeanne désire aussi procurer de la gaieté à ses pauvres. Elle se rend chez le colonel qui commande une unité en garnison à Angers, et lui demande d’envoyer, l’après-midi d’un jour de fête, quelques musiciens du régiment pour la joie de ses bons vieux. « Ma Soeur, je vous enverrai toute la musique pour vous faire plaisir et réjouir vos chers vieillards » . Et la fanfare d’Angers vient contribuer à l’allégresse de la fête.

En mai 1852, l’archevêque de Rennes, où la Maison-Mère des Soeurs s’est installée, approuve officiellement les statuts de l’oeuvre et lui donne pour nom : famille des Petites Soeurs des Pauvres. Les Soeurs, tout en apportant un secours aux personnes âgées abandonnées, mettent en relief la valeur irremplaçable de la vie humaine à l’âge de la vieillesse. Leur témoignage acquiert une importance toute particulière pour notre époque, où les progrès de la technique et de la médecine entraînent une prolongation de la durée moyenne de vie.

L’estime manifestée aux anciens se fonde sur la loi naturelle exprimée dans le commandement de Dieu : Honore ton père et ta mère (Dt 5, 16). « Honorer les personnes âgées, implique un triple devoir à leur égard : les accueillir, les assister et mettre en valeur leurs qualités » (Jean-Paul II, Lettre aux personnes âgées, n.11-12). Les personnes âgées ont besoin d’assistance en raison de la diminution de leurs forces et d’éventuelles infirmités, mais elles peuvent en revanche apporter beaucoup à la société. Les vicissitudes endurées pendant leur vie les ont dotées d’une expérience et d’une maturité qui les portent à regarder les événements d’ici-bas avec plus de sagesse. À leur école, les générations plus jeunes prennent des leçons d’histoire qui devraient les aider à ne pas renouveler les erreurs du passé. Notre société dominée par la hâte et l’agitation, oublie les interrogations fondamentales concernant la vocation, la dignité et le destin de l’homme. Dans ce contexte, les valeurs affectives, morales et religieuses vécues par les personnes âgées, représentent une ressource indispensable pour l’équilibre de la société, des familles et des personnes. Face à l’individualisme, elles rappellent que nul ne peut vivre seul, et qu’une solidarité est nécessaire entre les générations, chacune s’enrichissant des dons des autres.

Missionnaires au 3e âge

Un rôle d’évangélisation revient également aux personnes âgées : dans beaucoup de familles, les petits-enfants reçoivent de leurs grands-parents les premiers rudiments de la foi. Les vieillards, même les plus malades ou ceux qui sont contraints à l’immobilité, peuvent aussi accomplir, pour le bien de l’Église et du monde, le service de la prière. À travers celle-ci, ils participent aussi bien aux douleurs qu’aux joies des autres ; ils rompent le cercle de l’isolement et de l’impuissance. Puisant leur force dans la prière, ils deviennent capables de redonner courage, par le témoignage d’une souffrance accueillie dans l’abandon à Dieu et la patience.

Les personnes âgées trouvent l’occasion de compléter, dans leur chair et dans leur coeur, ce qui manque à la Passion du Christ (cf. Col 1, 24), en offrant l’épreuve de la maladie et de la souffrance – leur lot commun – à l’intention de l’Église et du monde. Cependant, pour cette mission, elles ont besoin de se sentir aimées et honorées, car il n’est pas facile d’accepter humblement la souffrance. Ainsi, les personnes éprouvées par de grandes souffrances, sont parfois tentées d’exaspération et de désespoir. Leurs proches peuvent alors se sentir enclins, par une compassion mal comprise, à tenir pour raisonnable la provocation directe de la mort (euthanasie). Mais, « malgré les intentions et les circonstances, l’euthanasie demeure un acte intrinsèquement mauvais, une violation de la loi divine, une offense à la dignité de la personne humaine » (Jean-Paul II, Lettre aux personnes âgées, n. 9 ; cf. encyclique Evangelium vitæ, n. 65). Dieu seul détermine le début et la fin de la vie humaine, selon son dessein de Créateur, et Il appelle chaque personne à devenir son enfant par la participation à sa propre vie divine. Cette dignité incomparable vient du Christ qui, dans l’Incarnation, « s’est en quelque sorte uni Lui-même à tout homme » (Vatican II, Gaudium et spes, n.22) ; elle doit donc être respectée. C’est le motif principal du dévouement des Petites Soeurs des Pauvres aux vieillards, dans lesquels Jeanne Jugan leur a appris à voir Jésus-Christ.

« Je vous la cède de bon coeur ! »

Après avoir servi le Christ par ses quêtes, la Bienheureuse va finir sa vie dans le silence. En effet, dans le courant de 1852, l’abbé Le Pailleur lui enjoint de se retirer à la Maison-Mère. Désormais, elle n’aura plus de relations suivies avec les bienfaiteurs, ni de fonction notable dans la congrégation. Elle vivra encore vingt-sept ans, cachée aux yeux des hommes, occupée à d’humbles tâches ménagères, sans aucune revendication. Très lucide sur la situation, elle garde un coeur assez libre pour dire en plaisantant à l’abbé Le Pailleur : « Vous m’avez volé mon oeuvre ; mais je vous la cède de bon coeur ! » Au printemps de 1856, la Maison-Mère des Petites Soeurs déménage dans un vaste domaine acquis à trente-cinq kilomètres de Rennes : La Tour Saint-Joseph. Là, Jeanne prodigue ses conseils spirituels aux novices. Aux heures difficiles, elle dit : « Allez trouver Jésus quand vous serez à bout de patience et de force, quand vous vous sentirez seule et impuissante ; Il vous attend à la chapelle. Dites-lui : « Vous savez bien ce qui se passe, mon bon Jésus, je n’ai que Vous qui sachiez tout. Venez à mon aide » . Et puis, allez, et ne vous inquiétez pas de savoir comment vous pourrez faire ; il suffit que vous l’ayez dit au bon Dieu, il a bonne mémoire » .

Elle insiste auprès des novices pour qu’elles ne multiplient pas trop les prières de dévotion : « Vous lasserez vos vieillards, ils s’ennuieront, et ils s’en iront fumer… même pendant le chapelet ! » Elle fait part aux jeunes de son expérience : « Mes petites, il faut toujours être de bonne humeur ; nos petits vieillards n’aiment pas les figures tristes ! … Il ne faut pas craindre sa peine pour faire la cuisine, comme pour les soigner quand ils sont malades. Être comme une mère pour ceux qui sont reconnaissants et aussi pour ceux qui ne savent pas reconnaître tout ce que vous faites pour eux. Dites en vous-mêmes : « C’est pour vous, mon Jésus ! » » . Et encore : « Il faut prier et réfléchir avant d’agir. C’est ce que j’ai fait toute ma vie. Je pesais toutes mes paroles » .

Dans les dernières années de sa vie, Jeanne parle souvent, avec sérénité, de sa mort. Mais avant de partir, elle connaît une dernière joie. Le 1er mars 1879, Léon XIII accorde l’approbation définitive des constitutions des Petites Soeurs des Pauvres. La congrégation compte alors environ 2400 Soeurs et 177 maisons d’accueil. Le 29 août suivant, Jeanne s’éteint doucement après avoir dit : « Ô Marie, ma bonne mère, venez à moi. Vous savez que je vous aime et que j’ai envie de vous voir ! »

Une vie si humble devait porter beaucoup de fruit. Au seuil du troisième millénaire, 3460 Petites Soeurs animent 221 maisons, réparties sur les 5 continents. Par une attention merveilleuse de la Providence, elles vivent toujours principalement de dons.

Lors de la béatification de Jeanne Jugan, le Pape Jean-Paul II disait : « L’Église tout entière et la société elle-même ne peuvent qu’admirer et applaudir la merveilleuse croissance de la toute petite semence évangélique jetée en terre bretonne par la très humble Cancalaise, si pauvre de biens, mais si riche de foi ! … Et exaltavit humiles (Il élève les humbles). Ces paroles bien connues du Magnificat remplissent mon esprit et mon coeur de joie et d’émotion… La lecture attentive des biographies consacrées à Jeanne Jugan et à son épopée de charité évangélique, m’inclinent à dire que Dieu ne pouvait glorifier plus humble servante… En recommandant souvent aux Petites Soeurs : « Soyez petites, bien petites ! Gardez l’esprit d’humilité, de simplicité ! Si nous venions à nous croire quelque chose, la congrégation ne ferait plus bénir le Bon Dieu, nous tomberions » , Jeanne livrait en vérité sa propre expérience spirituelle… À notre époque, l’orgueil, la recherche de l’efficacité, la tentation des moyens puissants, ont facilement cours dans le monde et parfois, hélas, dans l’Église. Ils font obstacle à l’avènement du royaume de Dieu. C’est pourquoi la physionomie spirituelle de Jeanne Jugan est capable d’attirer les disciples du Christ et de remplir leurs coeurs d’espérance et de joie évangélique, puisées en Dieu et dans l’oubli de soi » .

Bienheureuse Jeanne Jugan, qui avez été un « signe de la présence de Dieu dans l’histoire » (Jean-Paul II), apprenez-nous à servir humblement notre prochain pour l’amour de Jésus-Christ.

>