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9 mars 2005 Sainte Françoise Romaine |
Maurice Tornay est né le 31 août 1910, le septième d'une famille de huit enfants, au hameau de La Rosière, accroché à 1200 mètres d'altitude au flanc abrupt d'une montagne, en Valais (Suisse). Dès la première année d'école, ses qualités exceptionnelles, mais aussi ses défauts et ses travers se révèlent. Gentil, appliqué, d'une intelligence rapide, il se montre cependant dominateur, opiniâtre, parfois même agressif. Après l'école, les enfants Tornay secondent leurs parents à l'étable, aux alpages, au jardin; la vie est rude en montagne. Un amour profond unit tous les membres de la famille. On y expérimente la réconfortante vérité décrite par saint Augustin: «Là où il y a de l'amour, il n'y a pas de peine, et si peine il y a, elle est aimée». Encore jeune, Maurice s'efforce de corriger ses défauts, et y réussit en partie. Anna attribue ce succès à l'Eucharistie: «Avec sa première communion, Maurice devint gentil». Le garçon a de qui tenir; saint Maurice, son patron, a payé cher sa fidélité au Christ: il a été martyrisé avec toute une légion de soldats romains, à Agaune, non loin de La Rosière. À l'âge de quinze ans, Maurice entre au collège de l'Abbaye de Saint-Maurice, construite sur le tombeau du martyr; il y restera six ans comme interne. Il se fait vite remarquer par son application à l'étude et par sa piété qui n'a pourtant rien de guindé: il aime rire et pratique à un haut degré la vertu d'eutrapélie, c'est-à-dire l'art de saupoudrer les relations humaines de traits d'humour et de saine jovialité. Dans ses temps libres, il lui arrive d'entraîner des camarades à la chapelle pour une courte méditation: il leur lit quelques passages de saint François de Sales ou une page de l'Histoire d'une âme de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus.
Serions-nous assez fous pour le chasser?
Aujourd'hui cependant, une mentalité largement répandue tend à nier ou à réduire la réalité du péché mortel. On affirme que des actes particuliers, même gravement contraires à la loi de Dieu, ne sépareraient pas l'homme de Dieu, pourvu que le sujet ait une intention globale (appelée «option fondamentale») d'orienter sa vie vers Dieu. À l'encontre de cette mentalité, le Pape Jean-Paul II a écrit dans l'Encyclique Veritatis Splendor, en date du 6 août 1993: «On devra éviter de réduire le péché mortel à l'acte qui exprime une «option fondamentale» contre Dieu, suivant l'expression courante actuellement, en entendant par là un mépris formel et explicite de Dieu et du prochain ou bien un refus implicite et inconscient de l'amour. Il y a, en fait, péché mortel également quand l'homme choisit, consciemment et volontairement, pour quelque raison que ce soit, quelque chose de gravement désordonné. En effet, un tel choix comprend par lui-même un mépris de la Loi divine, un refus de l'amour de Dieu pour l'humanité et pour toute la création: l'homme s'éloigne de Dieu et perd la charité. L'orientation fondamentale peut donc être radicalement modifiée par des actes particuliers» (n. 70). Tel est le cas, par exemple, pour le blasphème, l'idolâtrie, l'irréligion, l'hérésie, le schisme, le parjure, l'avortement, la contraception, l'adultère, la fornication, l'homosexualité, la masturbation...
«Quelque chose de plus grandiose»
Moins de deux mois après son entrée au noviciat, Maurice écrit à sa famille: «Je n'ai jamais été si libre. Je fais ce que je veux, je peux faire tout ce que je veux, car la volonté de Dieu m'est exprimée à chaque moment, et que je veux faire cette seule volonté». À sa soeur Anna, il écrit: «Il faut nous hâter, n'est-ce pas, Anna? Il faut nous dépêcher; à notre âge, d'autres étaient saints. Car si la tige fleurit trop longtemps, le fruit ne peut mûrir avant le froid et la mort. Et il y en a tant qui nous crient, tant de pécheurs, tant de païens qui nous appellent; nous voulons leur répondre, n'est-ce pas? Notre santé, notre chair, c'est pour eux, n'est-ce pas? Je te le dis encore, il faut nous dépêcher. Plus j'ai vécu, plus je suis persuadé que le sacrifice, la donation (de soi) donnent du sens, donnent eux seuls du sens à ces jours que nous passons...» Maurice est hanté par la pensée qu'il y a des âmes qui comptent sur nous pour être sauvées, et il s'enflamme du désir d'aller leur apporter l'Évangile, de partir dans les pays lointains pour les gagner au Christ. Quelques décennies plus tard, le Pape Jean-Paul II fera remarquer: «Le nombre de ceux qui ignorent le Christ et ne font pas partie de l'Église augmente continuellement, et même il a presque doublé depuis la fin du Concile (Vatican II). À l'égard de ce nombre immense d'hommes que le Père aime et pour qui Il a envoyé son Fils, l'urgence de la mission est évidente» (Encyclique Redemptoris Missio, 7 décembre 1990, n. 3). «La raison de cette activité missionnaire découle de la volonté de Dieu, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Car il n'y a qu'un seul Dieu, et un seul médiateur entre Dieu et les hommes, l'homme Jésus-Christ, qui s'est livré en rançon pour tous (1 Tm 2, 4-5); et il n'existe de salut en aucun autre (Ac 4, 12). Il faut donc que tous se convertissent au Christ, connu par la prédication de l'Église, et qu'ils soient eux aussi incorporés par le baptême à l'Église, qui est son Corps. Car le Christ lui-même, en enseignant en termes formels la nécessité de la foi et du baptême (cf. Mc 16, 16; Jn 3, 5), a du même coup confirmé la nécessité de l'Église dans laquelle les hommes entrent par le baptême comme par une porte» (Concile Vatican II, décret Ad Gentes, n. 7).
Le mérite des peines d'un jour
Le 8 septembre 1935, le jeune chanoine prononce ses voeux solennels de pauvreté, chasteté et obéissance. Mgr Bourgeois décide alors de renforcer l'équipe des pionniers au Yunnan; le chanoine Tornay, rétabli, partira en compagnie de ses confrères, les chanoines Lattion et Rouiller. Tous les trois se préparent durant plusieurs mois à soulager la misère humaine par des stages chez un médecin et un dentiste. Avant le jour fixé pour le départ, Maurice s'ouvre à son frère Louis: «J'ai reçu nettement dans mon âme l'intuition suivante: pour que mon ministère soit fécond, il faut que je travaille de toute l'ardeur de mon âme, pour le plus pur amour de Dieu, sans désir aucun de voir mon labeur remarqué. Je veux m'exténuer au service de Dieu. Je ne reviendrai plus».
Après environ un mois et demi de voyage, les trois chanoines arrivent à la mission de Weisi (2350 m) dans les Marches tibétaines. Le chanoine Tornay écrit: «Et maintenant, j'ai presque fait le tour du monde: j'ai vu et j'ai senti que partout les gens sont malheureux, que le vrai malheur consiste à oublier Dieu, qu'à part servir Dieu, vraiment, rien ne vaut, rien, rien, rien». Sans tarder, il se remet à l'étude: d'une part, la théologie, sous la direction du chanoine Lattion, d'autre part, la langue chinoise, avec un vieux professeur protestant, sympathique au catholicisme. Soucieux d'évangéliser les païens dans leur langue et dans le respect de leur culture, il fait de rapides progrès en chinois. Mais, si chargé que soit son programme d'études, le chanoine s'adonne avec zèle aux exercices de piété: adoration, oraison, Messe, récitation de l'Office divin. C'est là que son âme trouve la force de porter la croix du missionnaire. Vers cette époque, il écrit à ses parents: «Ce que vous défrichez, un jour vous quittera; ce que vous aimez, un jour passera à d'autres. Non, il faut l'aimer, la terre, bien sûr; mais il ne faut l'aimer que pour autant qu'elle nous conduit à Dieu, que pour autant qu'elle nous dit combien Dieu est beau et miséricordieux. Le reste ne vaut rien, parce que le reste passera. Oui, tout le reste passera. Mais mon affection pour vous ne passera pas car, au Ciel, nous nous aimerons toujours».
Une joie mélangée
En septembre 1939, la guerre mondiale éclate. La Chine est envahie par le Japon, et les Marches tibétaines sont occupées militairement, ce qui provoque disette, soulèvement du peuple, pillages. Le Père Tornay est confronté au problème de l'alimentation du «probatoire», sorte de préparation au petit séminaire fondé par les chanoines et confié à sa charge. Il va jusqu'à se faire mendiant pour nourrir ses garçons, mais lui-même doit parfois passer des jours entiers avec pour seule nourriture, des racines de fougères. «Porter la croix, écrit-il à cette époque, j'ai un peu compris le sens de ce mot». Mais la misère générale, loin de le décourager, ne fait qu'enflammer son désir de faire du bien autour de lui: «Plus les temps sont difficiles, plus il est urgent de s'occuper des âmes». La guerre n'est pas encore achevée, en mars 1945, que le Père Tornay est nommé curé de Yerkalo (2650 mètres d'altitude), dans le sud-est du Tibet. Accepter ce poste, c'est s'engager sur une voie qui a toutes les chances de déboucher sur le martyre. En effet, plusieurs prêtres y ont trouvé la mort en raison de l'intolérance religieuse des autorités locales. À la nouvelle de sa nomination, le missionnaire cherche refuge dans la prière. Mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi! Cependant, non pas comme je veux, mais comme vous voulez (Mt 26, 39).
Deux armées aux prises
«Je n'étais pas arrivé à Yerkalo, écrira dans son journal le Père Tornay, qu'on parlait déjà à voix basse de mettre le missionnaire à la porte. Durant les danses des lamas de Karmda, on proclame, devant le ciel et la terre, que le missionnaire devra partir bientôt sous menace des pires châtiments qu'un humain puisse redouter, que les Chrétiens devront apostasier et tous leurs enfants revêtir la toge lamaïque; car «il ne doit y avoir qu'une religion dans le pays des mille dieux»». Malgré le danger et les difficultés de l'apostolat, le Père Tornay veut rester sur place. Comme le saint Curé d'Ars, qui avait dit: «Laissez une paroisse vingt ans sans prêtre, et l'on y adorera les bêtes», il se rend bien compte que le peuple a besoin des missionnaires pour connaître la loi de Dieu et y être fidèle grâce aux sacrements de l'Église. Les menaces de Gun-Akhio ne le détournent pas de son devoir: «J'ai été envoyé à Yerkalo par mon évêque, et j'y resterai tant qu'il m'y maintiendra, écrit le Père Tornay à un confrère. Si l'on veut m'éloigner, il n'y a qu'un moyen pour les lamas: m'attacher sur le dos d'un mulet et donner le coup d'envoi à la bête; je ne céderai qu'à la violence». L'ordre de ne céder qu'à la violence lui a été donné par son évêque. Même lorsque les lamas lui crient ouvertement: «Tu partiras! Tu partiras! Nous te tuerons! Nous te jetterons dans le Mékong!», Tornay ne bronche pas.
Le 26 janvier 1946 au matin, une quarantaine de lamas envahissent la résidence du missionnaire, la pillent, la détruisent et, sous la menace de 12 fusils, entraînent le Père en exil à Pamé, au Yunnan chinois. Commence alors une année qui sera la plus dure de toute sa vie missionnaire. Le village ne compte en effet qu'une famille chrétienne; le vieux tibétain qui l'héberge est un ivrogne; les lamas continuent à le menacer de mort s'il ne rompt pas la correspondance avec ses fidèles de Yerkalo. Il prie beaucoup, visite les habitants, soigne les malades.
Au début de mai 1946, le Père Tornay reçoit une lettre du Gouverneur de Chamdo, suprême autorité civile de l'est du Tibet. Celui-ci lui promet sa protection et l'invite à rentrer à Yerkalo. Le 6 mai, le Père se met en route, mais à la lisière de Yerkalo il est arrêté par Gun-Akhio: «Halte! Interdiction d'aller plus loin». La mort dans l'âme, le Père s'en retourne en pleine nuit. Sans se décourager, il forme alors le projet de se rendre à Lhassa, capitale du Tibet (34 jours de marche), pour obtenir du Dalaï-Lama, chef suprême religieux et politique du pays, la liberté religieuse des Chrétiens de Yerkalo. Il a été encouragé dans ce dessein par les représentants du Saint-Siège et des gouvernements suisse et français.
L'arrivée dans la vraie patrie
Encore collégien, Maurice Tornay avait écrit: «La mort, c'est le jour le plus heureux de notre vie. Il faut s'en réjouir plus que tout, car c'est l'arrivée dans notre vraie patrie». Après avoir marché sur les traces du Bon Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis, le Bienheureux est entré dans la vie éternelle. Qu'il nous obtienne d'avoir part à son amour passionné pour le Christ et d'aller jusqu'au bout des exigences de son amour pour nous!