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29 juin 2000 Saint Pierre et saint Paul, Apôtres |
Né à Paris le 25 juillet 1863, Adolphe Retté ne connaît pas dans son enfance la joie du foyer familial. Son père vit en Russie, précepteur des enfants d'un grand-duc. Sa mère, musicienne absorbée par son art, ne s'occupe de son fils que par caprice, pour expérimenter sur lui des méthodes d'éducation contradictoires. L'enfant reçoit le baptême sur les instances de sa grand-mère, catholique pieuse et pratiquante. Son grand-père, recteur de l'Université de Liège, un anticlérical farouche, s'oppose à tout enseignement religieux.
Adolphe est un enfant rêveur, impressionnable, avide de lectures et déjà ami de la solitude. À quatorze ans, il est mis en pension. Son père exige qu'il suive les pratiques du culte protestant: le jeune homme n'en retire qu'une vague croyance en Dieu, et une répulsion pour le christianisme. Il a dix-huit ans, lorsqu'il s'engage pour cinq ans dans l'armée. La vie militaire lui apprend à réfréner sa nature impérieuse, mais il se laisse aller à la débauche. Si l'un de ses amis propose: «Allons faire la fête», il s'écrie: «N'y allons pas, courons-y!» Libéré du service militaire, il commence une carrière littéraire. Il s'enthousiasme pour la nature, la forêt surtout, et s'oriente d'abord vers le panthéisme (système qui identifie Dieu et le monde).
Une économie dilapidée
«Je m'en serais voulu à mort»
Commence alors pour Adolphe une période de fluctuations, à la recherche d'une conviction qui puisse calmer l'inquiétude de son coeur. Déjà, dans sa jeunesse, il avait été séduit par l'anarchie: «Jetons tout par terre, Dieu, famille, propriété, lois, traditions. Alors les hommes tomberont dans les bras les uns des autres, et, partageant selon les besoins de chacun tous les biens de la terre, ils vivront dans une fête perpétuelle, entièrement libres et solidaires!» Mais, après plus ample réflexion, il écrit: «Qui ne possède point la foi peut se laisser attirer, un certain temps, par les parties généreuses et les illusions poétiques de la doctrine anarchiste... Mais on ne tarde pas à s'apercevoir que la société telle que la souhaitent ces anarchistes ne pourrait subsister que si toutes les facultés humaines gardaient un constant équilibre entre elles». Or, l'expérience lui apprend qu'il est difficile de résister à l'esclavage de la colère, de la luxure et de l'orgueil.
Pendant quelque temps, il se rapproche de Clémenceau et des Radicaux, dont il partage la passion antireligieuse. C'est l'époque de sa vie où il blasphème le plus. Il éprouve une joie obscure à ridiculiser la vie de Jésus, qu'il n'appelle jamais que le «Galiléen». Paradoxalement, au fond de lui-même, il s'indigne de la persécution contre les Congrégations religieuses, des expulsions, des vexations de toutes sortes infligées à l'Église. Mais sa répulsion pour le christianisme est si grande qu'il ne veut pas proclamer ses véritables sentiments. En fin de compte, désabusé, il se retire dans la solitude. Sa chère forêt de Fontainebleau l'apaise quelque peu. À la maison, il se montre sombre, morose et agité: la femme avec laquelle il vit l'exaspère par ses mensonges proférés pour le seul plaisir de mentir, et par ses incessantes querelles. Quand, par instants, il regarde son âme, il la trouve aussi sale qu'une bouche d'égout. Il sent le besoin d'un idéal élevé. Il se tourne vers Kant; mais la morale de ce philosophe le déçoit. Il jette un regard sur le bouddhisme: la perspective d'un Nirvâna où la personnalité est anéantie, et de l'ascèse qu'il lui faudrait pratiquer pour y parvenir, lui en font bien vite fermer les livres.
«Si Dieu existait, quelle chance pour moi!»
Le lendemain, lors d'une promenade, il passe en revue toutes les erreurs auxquelles il avait cru. Elles s'écroulent les unes après les autres et il s'écrie: «Maintenant que me reste-t-il?» Une voix intérieure lui répond: «Dieu». Il s'adosse au tronc d'un chêne et continue sa réflexion: «Pourquoi sommes-nous mis au monde? Cent religions ont tenté de résoudre ce problème. Elles ont varié suivant les circonstances et surtout suivant les caprices de l'esprit humain. Parmi cette versatilité perpétuelle, l'Église catholique demeure immuable. Et voilà dix-neuf siècles que cela dure... Donc, l'Église n'ayant jamais varié, son unité, sa constance doivent avoir une cause plus qu'humaine, puisque l'humanité, livrée à elle-même, n'est que changement. En outre, les préceptes de sa morale sont salutaires et il est certain que si nous les appliquions, nous n'en vaudrions que mieux. L'Église doit détenir la vérité consolante et salvatrice... et donc Dieu existe !» Tombant alors à genoux, pour la première fois depuis sa quinzième année, Adolphe prie: «Mon Dieu, puisque vous existez, venez à mon secours!»
Il lui faudrait maintenant aller trouver un prêtre, mais cette perspective l'effraie. Or, voici qu'un prêtre âgé passe à ce moment sur le sentier, non loin de lui, récitant son bréviaire. Retté l'entend dire cette parole que l'évangéliste saint Jean applique au Christ: Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous (1, 14). «Monsieur, s'il vous plaît, lui demande-t-il. Que désirez-vous? Je vous en supplie, priez pour moi. Oui, je prierai pour vous, et je vais le faire tout de suite». Adolphe le laisse partir sans rien ajouter, répétant sans cesse en lui-même: Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous. La Sainte Trinité a imprimé dans son esprit le mystère adorable de l'Incarnation. «Je commençais à prier le Bon Dieu dans toutes les circonstances où j'étais affligé par des peines morales aussi bien que par des ennuis matériels, écrit-il. Je puis le certifier, jamais il n'arriva que je ne fusse exaucé. Ce n'était pas toujours de la façon dont je m'y attendais; mais c'était toujours pour mon plus grand bien».
«Le libre arbitre existe...»
Les suggestions qui viennent du démon produisent dans l'âme les ténèbres, le trouble, diverses agitations et tentations qui la portent à la défiance, la laissent sans espérance et sans amour, triste, tiède, paresseuse et comme séparée de son Créateur et Seigneur (cf. Exercices spirituels de saint Ignace, n. 317). Le démon suggère à Adolphe: «Si Dieu permet que tu sois muré dans la désolation, c'est afin de bien te montrer que tu n'as plus rien à espérer de Lui... Des pécheurs de ton acabit ne peuvent se racheter... Reprends tes habitudes... Puisque Dieu te repousse, puisque ton existence est devenue un tourment continuel, ce que tu as de mieux à faire, c'est de t'enfuir dans la mort. Prends donc un parti viril; admets que tout est fini pour toi: saute dans le noir...» À l'inverse, son bon ange le console, lui donne du courage et des forces, lui envoie de bonnes inspirations (cf. Ibid. 315): «La miséricorde de Dieu est infinie à l'égard de qui se repent. Espère et prie... accepte avec constance cette épreuve, elle est nécessaire... Va, humilie-toi, ne crains rien, tu seras exaucé». Sous cette bénéfique influence, Retté sent la confiance revenir: «À ces moments, une grande paix entrait en moi; je pensais à Dieu d'une façon très douce et je me mettais à prier».
«Je ne puis pas, j'ai peur...»
Vers cette époque, Adolphe se sépare de sa compagne. Mais bientôt le démon l'attaque avec violence et, pour le porter au désespoir, il lui rappelle tant de livres et d'articles où il a semé le blasphème à pleines mains. Un soir, épuisé par ces assauts du mauvais esprit, Adolphe se couche, mais il ne peut trouver le sommeil. Un nouveau combat acharné contre le démon le met tout en sueur. «Soudain, écrira-t-il, j'entendis, oui j'entendis je l'affirme sur mon salut éternel j'entendis la voix céleste et bien connue qui me criait: «Dieu! Dieu est là!» Foudroyé par la grâce, je tombai à genoux, et à la même minute, je crus voir au-dedans de moi-même, l'image de Notre-Seigneur Jésus-Christ en croix qui me souriait avec une expression de miséricorde ineffable. Une grande paix entra dans mon âme... Je restais là, ravi, stupéfait, débordant de reconnaissance, ne cessant de répéter: «Merci, mon Dieu, vous m'avez sauvé!»» Dès l'aube suivante, il retourne auprès de la statue de la Sainte Vierge, pour la remercier.
Un sourire réconfortant
Le prêtre lui donne un catéchisme, lui demandant d'apprendre en premier lieu les actes de foi, d'espérance et de charité, le «Notre Père», le «Je vous salue, Marie», le «Je crois en Dieu», puis il ajoute: «Savez-vous faire le signe de la croix? Hélas non. Je vais vous l'apprendre...» L'entretien terminé, l'abbé congédie son pénitent: «Allez en paix, mon cher fils. Confiance et prière: tout est là». Adolphe demeure tout songeur et tout heureux d'avoir pris le bon parti: «Qui m'aurait dit, pensais-je, que ce serait si facile? Puis j'admirais la bonté de la Providence qui m'avait conduit, comme par la main, au prêtre qu'il me fallait... Maintenant, conclus-je en me mettant au lit, je n'ai plus qu'à me laisser conduire... Ouf, quelle délivrance!... O Mère de mon Dieu, je me remets tout entier entre vos mains... Alors, ayant tracé sur moi le signe de la croix, je m'endormis d'un sommeil paisible, tel que je ne l'avais pas connu depuis bien des jours».
Une cueillette qui épanouit
Au jour fixé pour sa confession, Adolphe se présente à l'abbé qui l'a instruit. «À mesure que j'avouais mes fautes, écrit-il, il me semblait que Notre-Seigneur Lui-même, était là. Il me semblait que, d'une main caressante et impérieuse à la fois, il cueillait mes péchés dans mon âme et les éparpillait en poussière devant ses pieds adorables. En même temps, je sentais ma pauvre âme, toute ployée sous le faix du mal, se redresser peu à peu, reprendre enfin sa rectitude, puis s'épanouir en des flots d'amour et de reconnaissance. Quand j'eus fini, quand l'abbé eut prononcé sur ma tête la sublime formule de l'absolution, je me relevai. Il m'ouvrit les bras et je m'y précipitai tout en pleurs. Certes, nous étions aussi émus l'un que l'autre... Nous causâmes ensuite quelques minutes, puis je me retirai... Dans la rue, je marchais tout allègre. Je me disais: «Je suis pardonné, quel bonheur!» Il me semblait que j'avais rajeuni de dix ans Le lendemain matin, je me préparai à la communion... J'éprouvais une joie paisible et admirais à quel point tous les obstacles s'étaient aplanis... À mesure que le moment de la communion approchait, je me sentis soulevé par des élans d'adoration... Ni les plaisirs des sens les plus raffinés, ni même les ivresses cérébrales que procurent l'art et la poésie n'approchent de cette extase où l'âme, qui s'unit à Dieu, se fond tout entière. Au cours de mon action de grâces, je savourais pleinement la paix radieuse qui régnait en moi». Nous sommes en 1906; Adolphe a 43 ans.
Montrer Dieu
Peu après sa première communion, Adolphe se retire dans la solitude, partageant son temps entre la prière et la rédaction de son livre Du diable à Dieu, point de départ d'une activité nouvelle qu'il définit ainsi: «Montrer Dieu à mes contemporains». De 1907 à sa mort, en 1930, il écrit une vingtaine de volumes dans lesquels il invite ses lecteurs à vivre sous le regard de Dieu, dans une union généreuse au Christ dans sa Passion. Lui-même puise sa force en Jésus-Hostie: «Sainte Eucharistie, qu'ils sont à plaindre les ignorants et les égarés qui méconnaissent vos vertus! écrit-il. Pour moi, je sais que vous êtes la source de tout bien, la fontaine d'espoir et d'énergie où, aux jours de tristesse et de découragement, l'âme puise le réconfort et la joie». Il trouve, pour exprimer son amour de la Vierge et son attachement à l'Église, des mots simples qui touchent les coeurs. Ses ouvrages lui attirent un courrier abondant. Sous son influence, sa propre mère, qui vivait dans l'indifférence, revient à la pratique religieuse; plusieurs médecins, des professeurs de l'enseignement public, et nombre d'autres personnes se remettent sur le chemin du Ciel. Il rend fervents des chrétiens tièdes, et suscite des vocations. Loin de n'être qu'une démarche personnelle de purification, sa conversion a un caractère apostolique, tant il est vrai que notre propre salut s'opère en travaillant aussi à celui des autres.
Cependant, après une vie si tourmentée, un effort constant de mortification est nécessaire pour être fidèle à l'Évangile. Adolphe demeure faible et éprouve bien des souffrances. «À soixante et un ans, écrit-il en 1924, je suis un homme usé qui, ayant beaucoup souffert et énormément travaillé, commence à fléchir. En plus, je paie équitablement les excès de ma folle jeunesse». Il aurait désiré se retirer dans un monastère pour y finir ses jours, mais telle n'était pas la volonté de Dieu.
Il meurt à Beaune le 8 décembre 1930, en la fête de l'Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge Marie. Sa pierre tombale porte l'inscription: In te Domine speravi... En Vous, Seigneur, j'ai mis mon espérance... Cette espérance ne fut pas déçue. Nous demandons à saint Joseph qu'une pareille espérance nous soutienne tous, sur les flots orageux de cette vie, jusqu'au port de la bienheureuse éternité.