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27 août 2003 Sainte Monique |
C'est dans ce contexte que, le 15 mars 1928, dans un village du Nord (Tonkin), vient au monde un garçon, Joachim Nguyên Tan Van, en abrégé: Van. Il naît dans une famille chrétienne qui compte déjà un garçon et une fille, et où tout respire la joie, reflète la beauté et l'amour. Le père est tailleur; la mère demeure au foyer et travaille parfois à la rizière. Van dira de sa mère: «Dieu l'avait douée d'un coeur ardent qui savait allier la prudence à la bonté... Tout en m'entourant d'affection, elle savait aussi me former à la sainteté». Le jeune garçon jouit d'un usage précoce de la raison et d'une excellente mémoire, mais aussi d'un caractère entêté, dominateur, inflexible et cependant hypersensible. Il n'accepte aucune séparation d'avec sa mère. La «bonne» essaie un jour de l'emmener jouer au loin. Quelques minutes après, elle doit le ramener: «Elle portait sur tout le visage la trace de mes ongles», précise Van.
Une goutte d'eau dans l'océan
À l'école, le Maître se montre excessivement sévère avec les élèves, leur administrant des coups de rotin à tout propos. Van y laisse la santé: «Je devenais de jour en jour plus maigre et plus pâle, écrira-t-il... C'est uniquement à cause du système d'éducation trop dur, que je suis tombé dans un tel état d'épuisement». La mère de Van le confie à l'abbé Joseph Nha, curé de la paroisse de Huu-Bang. Ce prêtre dirige une «Maison de Dieu», institution où de jeunes garçons s'initient plus profondément à la religion, tout en continuant leurs études et en aidant le curé. Les plus capables d'entre eux pourront être admis au Petit-Séminaire. Les «Maisons de Dieu» ont produit des fruits indiscutables, mais parfois s'y sont glissés de graves scandales. Pour Van tout débute bien; il se passionne pour sa nouvelle vie, devient très brillant. Cependant, sa conduite exemplaire porte ombrage à certains catéchistes attiédis. L'un d'eux, Vinh, essaie en vain d'abuser de lui, puis lui fait subir en secret une série de sévices corporels. Après deux semaines, la lingère de la cure remarque des traces de sang sur le linge de Van. L'abbé Nha, mis au courant, fait soigner l'enfant et défend à Vinh de le recevoir désormais dans sa chambre.
Mais peu après, les catéchistes, jaloux de Van, organisent une sorte de tribunal pour le «juger». Après des scènes humiliantes, on lui reproche ses communions quotidiennes. Ce reproche engendre une crise spirituelle: «J'étais troublé et je souffrais terriblement de penser que, sans être digne comme les saints, j'avais eu la témérité de communier tous les jours... J'en vins à ne plus communier tous les jours... Je vis alors réapparaître les défauts de ma première enfance». Dans cette rude épreuve, Van se tourne vers Marie et récite avec persévérance son chapelet.
Enfin, Vinh quitte la «Maison de Dieu» avec plusieurs autres catéchistes. Le calme revient, mais l'ambiance de la Maison n'a pas beaucoup changé: alcool, jeux d'argent, grossièretés, présence de filles dévergondées. Van doit consacrer la majeure partie de son temps au travail manuel. Arrivé à l'âge de douze ans, il possède le certificat d'études, mais on ne lui permet pas d'avancer davantage sa scolarité, et tout son temps est employé à des services. Un jour, il s'enfuit pour rentrer chez ses parents; mais ceux-ci le renvoient à Huu-Bang. Deux mois plus tard, Van s'enfuit à nouveau et commence une vie de mendicité. «Mon métier, écrira-t-il, allait consister désormais à tendre la main aux passants... Après une semaine de cette vie, j'étais méconnaissable. J'avais les mains et les pieds amaigris, la peau brunie par le soleil et les joues creuses... Je ne trouvais pourtant rien de pénible dans cette vie de pauvre vagabond. J'éprouvais au contraire une joie paisible à souffrir pour Dieu. Je savais qu'en m'évadant, j'avais fui le péché, j'avais fui ce qui afflige le Coeur de Dieu».
Rentré chez lui après quelques temps d'errance, il est reçu comme un fils dégénéré: «Très mécontente, ma mère me traitait comme si je n'étais plus son enfant... la porte de mon coeur se ferma hermétiquement: je n'osais plus lui adresser une parole affectueuse et je pleurais pendant de longues nuits». Lê, sa grande soeur, reste son seul appui. Peu après, l'abbé Nha, visitant sa famille, n'hésite pas à accuser Van de vol. Une tentation terrible assaille alors l'enfant: «J'en vins à me considérer comme un être abject. Le démon faisait naître en moi cette pensée: si les hommes ne peuvent plus me supporter, comment Dieu me supporterait-il davantage? Je vais bientôt mourir et je devrai tomber en enfer». Heureusement, Marie demeure son espérance. Un jour, il ouvre son coeur à un prêtre qui le réconforte par ces paroles: «Accepte de bon coeur toutes ces épreuves et offre-les au Seigneur. Si Dieu t'a envoyé la croix, c'est un signe qu'Il t'a choisi».
Transformée en un instant
Van butte cependant encore sur ses défauts. À la suite d'une vexation, il s'obstine à très peu manger et sa tante doit le ramener chez ses parents. Peu après, l'abbé Nha vient rétablir la vérité sur l'affaire du vol, innocenter Van et demander à le reprendre à Huu-Bang. Après avoir prié, Van accepte. Mais à Huu-Bang, le désordre et le scandale règnent toujours. «Pourquoi Dieu m'a-t-Il poussé à revenir?» se demande Van. Inspiré par la Sainte Vierge, il fait le voeu de virginité. Puis, il comprend que sa mission est de s'opposer aux mauvais exemples et d'aimer ses compagnons, ce qu'il s'applique à réaliser avec un groupe de camarades plus jeunes.
Jamais je n'y parviendrai
Van étale sur une table plusieurs vies de saints. Puis, les yeux fermés, il pose sa main au hasard: «J'ouvris les yeux, ma main était posée sur un livre que je n'avais encore jamais lu: Histoire d'une âme de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus... À peine avais-je lu quelques pages, que deux torrents de larmes coulèrent sur mes joues... Ce qui me bouleversa, ce fut le raisonnement de la petite Thérèse: «Si Dieu ne s'abaissait que vers les fleurs les plus belles, symbole des saints docteurs, son amour ne serait pas assez absolu, car le propre de l'Amour c'est de s'abaisser jusqu'à l'extrême limite... De même que le soleil éclaire en même temps les cèdres et chaque petite fleur comme si elle était seule sur la terre, de même Notre-Seigneur s'occupe aussi de chaque âme comme si elle n'avait pas de semblable»... J'ai compris alors que Dieu est Amour... Je puis me sanctifier au moyen de toutes mes petites actions... Un sourire, une parole ou un regard, pourvu que tout soit fait par amour». Un matin, Van se rend au pied de la colline voisine. Soudain, dans le silence, il sursaute: une voix l'appelle. «Van, Van, mon cher petit frère!» Personne autour de lui! La voix reprend: «Van, mon cher petit frère!» Il pousse un cri de joie: «Oh! c'est ma soeur, Thérèse Oui, c'est bien ta soeur, Thérèse... Tu seras désormais personnellement mon petit frère... À partir de ce jour, nos deux âmes ne feront qu'une seule âme, dans le seul amour de Dieu... Dieu veut que les leçons d'amour qu'Il m'a enseignées autrefois dans le secret du coeur, se perpétuent en ce monde. C'est pourquoi Il a daigné te choisir comme petit secrétaire pour réaliser son oeuvre».
Raconte-lui tes jeux de billes
Depuis fort longtemps, Van désire devenir prêtre: «Pour cela, écrira-t-il, j'ai tout sacrifié en m'imposant de nombreux efforts tant spirituels que corporels». Mais un jour, Thérèse lui dit: «Van, mon petit frère, j'ai une chose importante à te dire... Mais cela va te rendre très triste... Dieu m'a fait connaître que tu ne seras pas prêtre». Le jeune homme se met à sangloter: «Je ne pourrai jamais vivre sans être prêtre... Van, reprend Thérèse, si Dieu veut que ton apostolat s'exerce dans une autre sphère, qu'en penses-tu?... Ce qui demeure le plus parfait, c'est de faire la volonté de notre Père du Ciel... Tu seras avant tout apôtre par la prière et le sacrifice, comme je l'ai été moi-même autrefois». Thérèse oriente alors le regard de Van sur ce passage si important de l'Histoire d'une âme: «J'ai compris que l'Amour seul faisait agir les membres de l'Église... Je compris que l'Amour renfermait toutes les vocations, que l'Amour était tout, qu'il embrassait tous les temps et tous les lieux... en un mot, qu'il est Éternel».
Van demeure intrigué: «Thérèse, ma soeur, en quoi consiste cette vocation cachée, si je ne deviens pas prêtre? Tu entreras dans un couvent où tu te consacreras à Dieu». Une nuit de l'hiver 1942-1943, Van fait un rêve mystérieux: «J'aperçus quelqu'un qui s'avançait vers la tête de mon lit... Ce personnage habillé tout de noir était assez grand et son visage reflétait une grande bonté... Il me posa la question: «Mon enfant, veux-tu?» Spontanément, je répondis: «oui»». Quelques jours plus tard, Van découvre dans la maison une statue qui ressemble étrangement à son rêve: c'est celle de saint Alphonse de Liguori, fondateur des Rédemptoristes (1696-1787). Sainte Thérèse lui confirme sa vocation de Frère rédemptoriste, puis lui annonce de nouvelles épreuves: «Petit frère chéri, tu rencontreras des épines sur la route, et le ciel maintenant serein se couvrira de sombres nuages... Tu verseras des larmes, tu perdras la joie et tu seras comme un homme réduit au désespoir... Mais souviens-toi que le monde a ainsi traité Jésus et qu'un Rédemptoriste ressemble à son Sauveur... Cependant, n'aie pas peur. Pendant cette tempête, Jésus continuera à vivre dans la barque de ton âme... Petit frère, tu ne m'entendras plus causer aussi familièrement avec toi comme je le fais maintenant. Ne va pas croire que je t'abandonne; au contraire, je reste sans cesse près de toi comme se doit une grande soeur... En ce monde, c'est la souffrance qui est la preuve de ton amour, c'est la souffrance qui donne à ton amour toute sa signification et sa valeur».
Jusqu'au bout de la route
De fait, début août, sur la recommandation d'une personne amie, Van est reçu chez les Rédemptoristes d'Hanoï comme domestique et, le 17 octobre suivant, il est enfin admis au postulat et reçoit le nom de Frère Marcel. Après les joies du début, les croix ne manquent pas: surtout les moqueries de ses confrères. Dès son noviciat, à la demande de son conseiller spirituel, il écrit son autobiographie. Pendant deux ans, Jésus, Marie et Thérèse le favorisent de colloques intimes. Mais, le 9 septembre 1946, lendemain de sa première profession, Jésus lui dit: «Mon enfant, ta part à toi, maintenant, c'est de sacrifier les moments de douce intimité avec moi, pour me permettre d'aller à la recherche des pécheurs... Ensuite, mon petit Van, sache que tu auras à souffrir de la part des supérieurs et des frères; mais ces épreuves seront le signe que tu es agréable à mon Coeur. Je te mendie toutes ces souffrances pour t'unir à moi dans l'oeuvre de sanctification des prêtres».
Frère Marcel entre dans une nouvelle «nuit» de la foi. Tout le côté sensible disparaît et il ne reste plus que la monotonie du sacrifice, dans la foi pure. En 1950, le jeune Frère est envoyé à Saïgon puis à Dalat. En juillet 1954, le Nord-Vietnam est livré aux communistes: de nombreux catholiques s'enfuient vers le Sud. Quelques Rédemptoristes demeurent dans la maison de Hanoï pour prendre soin des chrétiens qui restent. Frère Marcel comprend que Jésus lui demande de les rejoindre: «J'y vais, dit-il, pour qu'il y ait quelqu'un qui aime le Bon Dieu au milieu des communistes». Après quelques semaines, il écrit à sa soeur Anne-Marie: «Bien souvent, je suis accablé de tristesse, et je ne fais que penser: Ah! si je n'étais pas venu à Hanoï... Mais il y avait tellement d'insistance dans la voix de Jésus!»
Le samedi 7 mai 1955, en allant au marché, il entend des gens critiquer le gouvernement du Sud. Frère Marcel intervient: «Moi, j'arrive du Sud et le gouvernement n'a jamais agi de la sorte!» Quelques minutes plus tard, il est arrêté et conduit au bureau de la Sûreté, puis incarcéré. Cinq mois après, il est transféré à la prison centrale de Hanoï où il retrouve de nombreux catholiques et des prêtres. Il écrit à son Supérieur: «Si je voulais vivre, ce me serait facile: je n'aurais qu'à vous accuser. Mais soyez sans crainte, jamais je n'y consentirai». Puis, à son confesseur: «Dans les derniers mois, j'ai dû lutter de toutes mes forces et endurer tous les supplices du lavage de cerveau. L'ennemi a employé bien des ruses pour me faire capituler, mais je n'ai admis aucune lâcheté». À sa soeur: «Rien ne peut m'enlever l'arme de l'amour. Aucune affliction n'est capable d'effacer le sourire bienveillant que je laisse paraître sur mon visage amaigri. Et pour qui la caresse de mon sourire, si ce n'est pour Jésus, le Bien-Aimé?... Je suis la victime de l'Amour et l'Amour est tout mon bonheur, un bonheur indestructible».
Un petit curé de paroisse
En août 1957, Frère Marcel Van est transféré au camp n° 2. Après une tentative d'évasion pour aller chercher des hosties, il est repris, battu et enfermé dans un cachot malsain. Tout se durcit autour de lui: plus de visites, plus de courrier, et, au début de 1958, il passe trois mois dans les fers, seul, sans appui, ni lumière, sauf celle qui brille dans son coeur. Rongé par la tuberculose et le béribéri, il rend le dernier soupir le 10 juillet 1959, à l'âge de 31 ans.
Au lendemain de sa profession religieuse, frère Marcel Van avait entendu Jésus lui dire: «Mon enfant, par amour pour les hommes, offre-toi avec moi pour qu'ils soient sauvés». Assuré de la valeur de la souffrance unie à celle du Christ, il a écrit: «Jésus voulait se servir de mon corps pour endurer la souffrance, la honte et l'épuisement, afin que la flamme de l'Amour qui dévore son divin Coeur puisse se répandre dans le coeur de tous les hommes sur la terre». Demandons-lui de nous apprendre à transformer la tristesse de nos souffrances en joie de participer à l'amour rédempteur du Sauveur.
Le procès informatif en vue de la béatificationde Van a été ouvert en 1997.