19 décembre 2007
Henri Ghéon
Bien chers Amis de l’abbaye Saint-Joseph,
«Aujourd’hui aussi, le dragon de l’Apocalypse (cf. Ap. 12) existe sous la forme des idéologies matérialistes qui nous disent: il est absurde de penser à Dieu, d’observer les commandements de Dieu… Seuls la consommation, l’égoïsme, le divertissement, bref, vivre pour soi, valent la peine. Aujourd’hui aussi, ce dragon apparaît invincible; mais aujourd’hui aussi, il demeure vrai que Dieu est plus fort que le dragon, que c’est l’amour qui l’emporte et non pas l’égoïsme!» Ces paroles, prononcées par le Pape Benoît XVI le 15 août dernier, sont illustrées par l’histoire d’Henri Ghéon, qui nous permet d’admirer le cheminement de la grâce dans une âme droite.
Henri-Léon Vangeon, plus connu sous le pseudonyme d’Henri Ghéon, est issu d’un foyer comme il y en eut tant en France au XIXe siècle: père incroyant, mère chrétienne. Ghéon lui-même dira: «Combien de ménages s’accommodent de vivre dans deux univers opposés: qui, selon le Prince des Cieux, qui, selon le prince de ce monde». Né en 1875 à Bray-sur-Seine, petite ville de la Brie, l’enfant est, selon l’usage, élevé chrétiennement. Il récite ses prières à genoux, entre sa mère et sa soeur, et fait sa première Communion avec une ferveur profonde. Deux ans plus tard, coup de théâtre: «Ma mère s’habille pour la Messe dans la chambre d’en haut, écrit-il. Je suis en bas. Je lis. Elle m’appelle et je ne lui réponds pas. «Viens t’apprêter, Henri, nous sommes déjà en retard!…» Quand je me décide à monter, elle me dit: «Voyons, tu vas manquer la Messe»… Je m’entends lui répondre: «Je n’y vais pas… Qu’est-ce que tu veux, maman, je ne crois plus!»» Ainsi, l’adolescent de quinze ans a choisi. Son père, pourtant, n’a rien fait pour le gagner à ses idées antireligieuses et sa mère demeure secrètement sa préférée. «La pauvre femme prit tout sur elle: le péché de mon reniement et le souci de mon salut». Sans doute, les causes de ce revirement étaient nombreuses: la montée des passions, le mauvais exemple du chef de famille… Plus tard, Ghéon signalera tout particulièrement l’ennui éprouvé pendant les cours du bon aumônier; celui-ci donnait de la religion une idée trop abstraite, incapable de rivaliser avec l’attrait captivant que savaient susciter les professeurs de lettres ou de sciences. La religion en sortait disqualifiée.
Un art qui touche
Devenu adulte, Ghéon s’établit comme médecin dans son bourg natal: «J’avais appris ce métier pour m’assurer l’indépendance; je l’exerçai huit ans sans passion, mais avec loyauté»; cela lui laisse le loisir d’écrire. Pour lui et ses amis, l’Art tient lieu de tout, et, selon sa propre expression, «ramasse le sceptre de Dieu qui est tombé en déshérence ». La beauté sous toutes ses formes – littérature, musique, peinture… –, voilà la Dame que doit servir l’artiste. Henri s’est lié en particulier à André Gide, écrivain sans foi, aux moeurs douteuses. Ce dernier pourtant va, sans le vouloir, ébranler le paganisme de Ghéon, en l’invitant à visiter Florence sous sa conduite. Là, Henri découvre Giotto et le bienheureux Fra Angelico; il voit dans leur art, non seulement de la beauté, mais une Foi qui transsude des visages dépouillés, des corps chastement drapés, des attitudes, des regards. Lui, si sensible – il sanglote d’émotion dans le cloître du couvent Saint-Marc – ne peut manquer d’être bouleversé: «À San Marco, où le Christ expirait en croix, écrit-il, et où la Vierge attendait l’Ange dans un couloir nu et silencieux…, même nos sens avaient une âme. L’art m’avait déjà transporté, mais jamais aussi haut».
De retour à Bray, Ghéon vit entre sa mère qu’il aime passionnément – son père est mort depuis plusieurs années –, sa soeur restée veuve très jeune et ses deux nièces. Il a donc une famille sans s’être donné la peine, dit-il, d’en fonder une. «J’avais remplacé l’amour par le plaisir sans lendemain, afin de m’épargner la gêne d’une sujétion trop stricte». L’art de Fra Angelico l’avait touché; voici maintenant la souffrance. «Deux mois après mon retour d’Italie, ma mère, devant moi, ma mère qui m’aimait plus que tout au monde, ma compagne depuis toujours, se tue dans un accident… Je tiens entre mes bras un corps défiguré. Filiale piété: je l’ensevelis de mes mains…» À la Messe des funérailles, «je fixai sur l’Eucharistie élevée par le prêtre des yeux qui disaient: «Tu n’es pas! Non! Tu ne peux pas être; tu ne m’aurais pas pris ce que j’aimais…»»
Août 1914: la guerre éclate. Henri Ghéon, trop faible de santé, est déclaré inapte au service. Mais il veut partager les dangers des hommes de son âge: il s’engage comme médecin dans la Croix-Rouge. André Gide lui recommande: «Puisque tu vas sur le front de Belgique, tâche donc de trouver Dupouey…» Dix ans plus tôt, l’officier de marine Pierre Dupouey était entré en relation avec Gide. Né d’une famille catholique, Dupouey avait rejeté le dogme, «qui pesait d’un poids insupportable sur la pensée et la morale» (cette expression est de Gide). Mais en 1911, Dupouey épousa Mireille de la Ménardière: le seul exemple de cette jeune chrétienne pure et droite fit plus que tous les livres pour le ramener à Dieu. Les deux époux menèrent une vie rythmée par la lecture d’auteurs chrétiens, la pratique des sacrements et des bonnes oeuvres. Dupouey n’avait pas cessé de correspondre avec Gide, espérant ainsi le gagner lui-même à Jésus-Christ.
À qui s’en remettre?
Le 25 janvier 1915, Ghéon peut faire porter une lettre à Dupouey, dans la région de Nieuport, où ils se trouvent en première ligne tous les deux. Le 27, Dupouey répond par un mot aimable, mais un peu distant. Le lendemain, il est là, alors qu’on prépare un assaut. «Je suis surpris de sa petite taille, écrira Ghéon, mais instantanément, il m’en impose». Les deux hommes échangent une poignée de main: «Descendons, dit Dupouey, nous causerons mieux dans la rue». Puis, tout en marchant: «Excusez-moi, je vous emmène bien loin en arrière, mais je dois rejoindre mes soldats qui sont là en réserve… Est-ce beau, cette préparation d’artillerie?» Mais les deux hommes, déjà, se séparent. Le 31 janvier, deuxième rencontre: causerie à bâtons rompus sur l’assaut de la veille qui s’est soldé par un échec. Le médecin militaire Ghéon a noté: «Jamais je n’ai autant pensé à la mort – pas à la mienne»; chez Dupouey aucune déception: mépris de la mort physique; il parle d’art… «Cette liberté me frappe, écrira Ghéon… il y a quelque chose de mystérieux ici. Déjà, je me sens devant lui tout petit garçon». Le 24 février, Dupouey vient surprendre Ghéon à son nouveau poste. Ghéon lui dit sa vie, Dupouey la sienne. Rien d’intime: des histoires de guerre. Ce sera leur dernière rencontre… Ghéon écrira: «Sans s’en douter, Dupouey a charge d’âme, la mienne. Cependant, il n’y aura entre nous aucun fait décisif, aucune conversation capitale…» La vue de la mort le travaille; devant tant de camarades déchiquetés par les obus: «Seigneur! s’écrie-t-il; c’étaient des hommes, et qu’en avez-vous fait? qu’en ferez-vous? – Si je priais, ce serait pour les autres… Après l’enthousiasme de la guerre, j’en réalise à présent toute l’horreur. Et dans cet enfer, à qui s’en remettre?» (lettre à Gide, 1er février).
À la Messe de Pâques, circule la nouvelle qu’un officier de marine est tombé devant l’ennemi. Henri apprend quinze jours plus tard: «La famille Dupouey est dans les larmes, le capitaine est mort; ce devait être le Samedi Saint…» Ghéon se renseigne. Le 3 avril, vers 10 heures du soir, le capitaine Dupouey faisait son tour en première ligne. Tandis qu’il examine la tranchée, une balle perdue le frappe en plein front et il tombe. Mort sans panache, dans le simple accomplissement de son devoir… «Les derniers mois de sa vie, dit l’aumônier, j’ai assisté, je puis le dire, à sa transfiguration. Il montait chaque jour plus haut. Plus la mort approchait, moins il semblait la redouter. Il était arrivé à cet état parfait d’indifférence où vivre et mourir ne sont qu’un. D’un mot: «il était prêt»… Il ne songeait qu’à Pâques, à la Résurrection! Dieu ne put résister au plaisir de la lui donner tout entière. Lisez ce que m’écrivait ces jours-ci son épouse. Ils ne faisaient qu’une âme dans le mariage…» Ghéon dévore la lettre : «Tous deux nous avions fait le sacrifice. Quant au petit, il n’a plus de père, il n’a plus rien, je le remets au Père…» Des pensées montent dans son âme: «Heureux les coeurs pour qui la mort est le contraire du néant et dont l’amour passe la tombe… Est-ce qu’on pleure un saint?» Il médite sans fin sur cette mort, sur cette lettre. C’est la brèche par où se précipite la grâce… Dupouey mort ne peut pas être mort tout entier. Et s’il survit, c’est que Dieu existe! Pourtant, en Ghéon, le vieil homme, celui des mauvais dieux, est encore en pleine vie… Mais Pierre Dupouey a laissé sur la terre son épouse. La première, elle remerciera Ghéon de son amitié pour son mari. Bouleversé, il répond par une confiance totale; il dit le tourment de son âme et sa reconnaissance éperdue à celui qui lui a rouvert la porte de la Foi. Mireille écrit encore: «Pierre s’était livré à Dieu… il prie pour vous. Là où il nous faut arriver coûte que coûte, le Coeur de Dieu vous appelle à grands cris, par la voix de votre tourment intérieur…»
Un coeur en progrès
En septembre 1915, à la veille d’une grande bataille, en pensant à tant de vies qui vont être sacrifiées, Henri Ghéon, après vingt-cinq ans de silence, se surprend à réciter pour la première fois le Notre Père. La bataille tourne au désastre; mais la paix intérieure qu’il éprouve surpasse toute paix. «J’apporte un coeur en progrès, puisqu’il prie et n’en a pas honte… Je dis: «Délivrez-nous du mal». Je reconnais donc le péché. Or, je ne songe pas à réformer mes moeurs. «Ceux qui ferment les yeux de peur de voir, et les oreilles de peur d’entendre, ne voulant pas suivre la parole de Celui qui parle dans l’âme, ceux-là seront maudits par le Dieu tout-puissant.» Ainsi parle Angèle de Foligno, que des «méditations» laissées par Dupouey me révèlent… Je suis à un tournant peut-être décisif. Le 31 octobre, un jeune aumônier barbu a invité les soldats à communier pour le jour des morts. Communier? Je ne veux point sauter le pas… À qui me demandera si je crois, je répondrai: «Je crois, mais j’en prends et j’en laisse. Dans la commune Église, je me suis fait une chapelle à moi: on n’y connaît ni confession ni communion, ni aucun des sacrements qui obligent…» Autrement dit, mon bon plaisir… L’idée de m’approcher d’un prêtre, de m’agenouiller devant lui, je l’écarte d’avance comme un épouvantail. Voyons! j’ai un saint ami dans le ciel (Dupouey), et il défend ma cause devant Dieu!»
Un interprète choisi par Dieu
Un matin de novembre 1915, on apporte de Paris à Ghéon le Nouveau Testament qu’il avait demandé. «Mon messager est protestant, et convaincu. Aussi bien est-ce une édition protestante qu’il a acquise à mon intention… Les textes restent les textes, qui s’aviserait de les altérer?… Quand les plus étonnés de ma conversion confessent qu’ils auraient compris de ma part une adhésion réfléchie au protestantisme le plus libéral, ils s’écrient, indignés: «N’êtes-vous plus un esprit libre, vous?» Non, mes amis, je ne suis plus libre de moi et je m’en réjouis au fond de l’âme. Dieu m’a donné un interprète de son choix; je lirai Dieu avec les yeux d’un autre, comme le lit l’Église, comme le lisait Dupouey». Ghéon voyait juste: en cette matière, tout «est finalement soumis au jugement de l’Église, qui exerce le ministère et le mandat divinement reçus de garder la Parole de Dieu et de l’interpréter» (Vatican II, Dei Verbum, 12). «J’abordai l’Évangile le jour du plus puissant bombardement de notre fosse… Quand le calme se fait, j’entre dans saint Matthieu: «Elle enfantera un fils que vous appellerez du nom de Jésus, car Il sauvera son peuple de ses péchés.» De ses péchés!… Je l’avoue douloureusement, la figure de Notre-Seigneur m’était jusqu’alors inconnue. Je ne mesurais pas la profondeur de son amour, de sa pauvreté, de sa pureté, ni surtout de ses souffrances. Le Dieu que j’aimais était un Dieu de gloire et de triomphe, et non un Dieu de détresse et d’humilité. Dire qu’Il a souffert, et au centuple, ce que je vois mes frères souffrir autour de moi: celui-ci écrasé sous des sacs de terre, celui-là déchiqueté par les obus et qui mourra ou restera mutilé… Un Dieu a souffert tout cela!» Un peu plus tard: «Ô triste brume de novembre, boue glacée, combats incertains… Madame Dupouey m’a proposé les Méditations sur l’Évangile de Bossuet… J’ai répondu poste pour poste. Ma foi devient avide… et cependant, ne se résout pas à se rendre. Pourquoi changer, Seigneur? ne suis-je pas tout près de vous ainsi? n’ai-je pas déjà fait des efforts méritoires? que vous faut-il encore?» En permission à Paris, début décembre, il raconte à sa soeur ravie l’itinéraire spirituel qu’il a parcouru; il le dit aussi à Gide qui lui répond: «Au point où tu en es, tu me parais impardonnable de ne pas encore t’être mis en règle».
De retour au front, Ghéon est à l’église, le dimanche qui précède Noël. Dans son homélie, l’aumônier célèbre par avance le mystère de l’Enfant-Dieu qui vient; il engage tous les soldats à glorifier le Sauveur et à se présenter à la Sainte Table. Cette fois, «il n’y eut ni débat, ni tentative de révolte. Le mot de Gide me revint… C’est dit: je communierai à Noël. Ce fut l’affaire d’une seconde. Plus de crainte ni de timidité, plus d’orgueil, plus de préventions. Je communierai à Noël. Tandis que le Père entonne le Credo, le front baissé, je me prépare…» Deux jours après, il raconte au Père toute son histoire: ««Si je vous comprends bien, dit le prêtre, vous êtes venu à Dieu en artiste. – C’est cela même – Mon cher enfant, Dieu est raison…», et il me prouve que la foi catholique est imbattable sur le terrain de la logique et de l’expérience des siècles. «Ne nous laissons pas égarer par le sentiment! Évidemment c’est une chose respectable, utile en son temps, mais… Il faut croire avec son esprit». Que me dit-il? Et moi qui venais tout amour! Non, non! Je n’ai pas besoin de ses preuves… Il n’y a rien à me prouver: je crois!» Douche glacée… Ghéon a hâte de partir. Au fond, il est furieux… Puis il réfléchit: «Sagesse admirable de Dieu! Il veut des serviteurs lucides. Il se méfie des fausses exaltations». La foi n’est pas un sentiment; elle est, dit Jean-Paul II, «une réponse d’obéissance à Dieu… Par la foi, l’homme donne son assentiment au témoignage divin. Cela signifie qu’il reconnaît pleinement et intégralement la vérité de ce qui lui est révélé, parce que c’est Dieu lui-même qui s’en porte garant. Cette vérité… incite la raison à s’ouvrir à elle et à en accueillir le sens profond». C’est dire que «l’obéissance de la foi exige l’engagement de l’intelligence et de la volonté» (Fides et ratio, 13).
Vingt ans de moins
«Dès lors, continue Ghéon, je n’ai plus qu’un souci: préparer ma confession générale. Il faut entrer dans le cloaque, le fouiller, le vider, le gratter jusqu’au fond. Horreur! Je trouve tout en moi. Il n’est peut-être pas un commandement de Dieu ou de l’Église auquel je n’aie manqué de près ou de loin, dans mon existence sans règle… J’arrive au rendez-vous tremblant comme un condamné, non à la pensée de ce que je vais faire, mais de ce que, hier encore, je faisais: «Vous êtes toujours dans les mêmes dispositions? – Oui, mon Père»». On convient d’abord du jour de la Communion: le 24 décembre, modestement, et non le 25, dans une petite église solitaire. «Mon cher enfant, ne croyez pas qu’en recevant en vous Notre-Seigneur, vous allez être transporté dans une sorte de béatitude! Le plus souvent, la vertu de l’Eucharistie n’est pas sensible. Ce n’est pas une gourmandise, mais la nourriture de tous les jours». Henri se met à genoux. À mesure qu’il confesse ses péchés, il sent une lie épaisse et amère, grumeau par grumeau, dégorger de son coeur: «Avec tout ce poison entre ses fibres, comment pouvait-il encore battre, battre la joie comme la douleur? Ô délices sans nom d’un coeur qui s’ouvre et se renonce! J’ai tout confié à un homme, et Dieu m’entend: «Allez en paix!»» Quand il se relève, il a vingt ans de moins, vingt ans de péchés. Une allégresse inconnue le transporte… Le lendemain à l’aurore, déception: l’église choisie se trouve pleine d’aumôniers et de soldats. L’allégresse de Ghéon est devenue sécheresse: «Je ne parvenais pas, dans ces chuchotements, à fixer mon esprit distrait». Le Père l’avait pourtant bien mis en garde: il n’avait pas écouté. «Quelle torture de se dire: «Dieu est descendu dans mon coeur», et de n’y sentir que mélancolie! Il faut prier, prier. Dieu est là, mais Il dort…» Ainsi se passe la journée. Mais, le soir, à la lecture des Méditations sur l’Eucharistie, petit volume que Mireille Dupouey avait préparé pour son mari, un merveilleux apaisement descend en lui et, «à minuit, Dieu célébrait sa fête en moi et me parlait». Pierre Dupouey était mort la veille de Pâques de la même année 1915: Noël moissonnait ce que Pâques avait semé.
L’Église a besoin de l’art
Après la guerre, Ghéon revient à Paris. Pour servir la vérité et coopérer au salut éternel des âmes, il fait paraître un livre relatant sa conversion: L’homme né de la guerre. L’esthète converti entreprend alors de susciter un art populaire chrétien dans la ligne des «mystères» du Moyen-Âge. Il fonde les «Compagnons de Notre-Dame», sorte de confrérie du théâtre amateur à visée nettement apostolique. En effet, «si l’on est capable de découvrir dans les multiples manifestations du beau un rayon de la Beauté suprême, alors l’art devient un chemin vers Dieu», disait Jean-Paul II aux artistes réunis à Rome pour le Jubilé, le 18 février 2000. Le même Pape avait écrit dans sa Lettre aux artistes: «Pour transmettre le message que le Christ lui a confié, l’Église a besoin de l’art… L’art a une capacité qui lui est tout à fait propre de saisir l’un ou l’autre aspect du message et de le traduire en couleurs, en formes ou en sons… Dans sa prédication, le Christ lui-même a fait largement appel aux images, en pleine harmonie avec le choix de devenir lui-même, par l’Incarnation, icône du Dieu invisible» (4 avril 1999). Avant et après chaque représentation, le programme des Compagnons de Notre-Dame comporte Messe, Communion et prière; plusieurs acteurs passeront de la scène à la vie consacrée. Ghéon, au besoin acteur, costumier, machiniste, est d’abord compositeur et metteur en scène. Il propose une «imagerie de l’Évangile ou de la vie des saints»: plus de soixante pièces sont ainsi montées et jouées un peu partout en province et à Paris: Le Pauvre sous l’escalier (saint Alexis), Le Comédien et la Grâce (saint Genès), Le Mystère de saint Louis (joué à la Sainte Chapelle, à Paris), Noël sur la place… En dépit des pronostics, son succès gagne la Belgique, la Hollande et la Suisse; l’Académie française lui décerne un prix. Il écrit aussi des poèmes (Les Chants de la vie et de la foi), des romans (Les Jeux du Ciel et de l’enfer), des biographies: Le Curé d’Ars, Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus… Ghéon est un homme plein d’esprit, à la verve inépuisable, mais simple, cordial, accueillant à autrui.
En juin 1944, à Paris, malade et seul, il succombe dans une clinique, après qu’un Père dominicain lui a donné les derniers sacrements. On le revêt de sa robe blanche, car il était tertiaire dominicain et portait en religion les deux noms de son plus grand ami, Pierre-Dominique. L’exemple d’Henri Ghéon conforte les Catholiques: leur foi n’est ni un «opium», ni une vieillerie, mais la réalité décisive et ultime. Quant aux incroyants, la longue quête de cette âme droite les place devant une question, qu’ils se posent peut-être déjà dans l’intime de leur coeur: l’Église Catholique ne serait-elle pas la voie du salut, qui donne à l’homme la vraie vie et le bonheur auquel il aspire?
On lit, dans son Carnet spirituel, à la date d’avril 1917: «La foi serait-elle le recours des faibles, des malades et des vieillards? Non! L’extrême lassitude et l’extrême souffrance ne portent pas l’homme à croire, mais bien plutôt à renoncer. Dieu, pis-aller des coeurs déçus? L’affreux blasphème! Dieu est force, santé et joie. L’acte de foi suppose un effort; l’homme incrédule à bout de larmes n’a cure de la vie et de l’éternité, il réclame la paix; non celle dont parle l’Évangile, mais celle de l’âme absente, du corps anéanti. La sublime vigueur de l’espérance, seule la foi la prête à l’homme, avec l’assistance de Dieu!» Pour tous, nous prions Celle qui ne douta jamais, la Vierge Marie, Mère de la Sainte Espérance.
Pour publier la lettre de l’Abbaye Saint-Joseph de Clairval dans une revue, journal, etc. ou pour la mettre sur un site internet ou une home page, une autorisation est nécessaire. Elle doit nous être demandée par email ou sur la page de contact.