2 avril 2001
Mgr Ghika
Bien chers Amis de l’abbaye Saint-Joseph,
L’art de tirer le bien du mal appartient en propre à Dieu, comme le montre l’histoire suivante. Un soir de 1924, à Auberive dans l’est de la France, une jeune religieuse, Soeur Marie-Louise Durand, est brûlée au visage par l’explosion d’une bouillotte métallique remplie d’eau bouillante, et posée trop rapidement sur un marbre froid. Les chairs du menton, des lèvres, des paupières sont arrachées. Le médecin, appelé d’urgence, lui fait une piqûre de calmants et lui enveloppe tout le visage avec un pansement. «C’est très grave, dit-il. Appelez-moi si la nuit est trop mauvaise. – Ces brûlures laisseront-elles des traces? – Comment voulez-vous qu’elles n’en laissent pas?» Le Supérieur de la Maison, l’abbé Ghika prie un long moment, au pied du lit de la malade, puis lève la main pour la bénir; enfin, il se retire. Le lendemain, le médecin, très étonné, constate que les tissus se sont raffermis, que les yeux s’ouvrent et que les paupières ont désenflé. Trois jours plus tard, la blessée est complètement guérie. Trente ans après l’accident, sa soeur Suzanne dira: «Pour moi le miracle ne fait aucun doute». À la mort de Soeur Marie-Louise, survenue en 1974, ses pommettes demeuraient roses et lisses comme celles d’un enfant.
Qui est le prêtre dont la foi a obtenu de Dieu cette guérison surnaturelle?
«Pour être plus orthodoxe»
Cinquième enfant du prince Jean Ghika et d’Alexandrine Moret de Blaremberg, Vladimir Ghika est né à Constantinople le 25 décembre 1873 . Il reçoit les sacrements de baptême et de confirmation dans l’Église orthodoxe à laquelle appartiennent ses parents. Depuis 1657, dix princes Ghika ont régné en Moldavie ou en Valachie; le dernier en date était le grand-père de Vladimir, Grégoire V.
En 1878, le jeune État de Roumanie, créé seize ans plus tôt par l’union de la Moldavie et de la Valachie, achève de s’émanciper du joug ottoman et devient un royaume. Jean Ghika est nommé ambassadeur à Paris où il mourra en 1881. La princesse Alexandrine fait alors inscrire ses fils Vladimir et Déméter au lycée de Toulouse. Comme il n’y a pas de paroisse orthodoxe en cette ville, elle les confie à une gouvernante qui les conduit chaque dimanche au temple protestant. Rebuté par la froideur du culte réformé, Vladimir découvre, par ses amis de lycée, la religion catholique; il désire ardemment faire avec eux sa première communion, mais sa mère s’indigne: «Pense à tes ancêtres! Toi, descendant de princes grecs orthodoxes, tu veux devenir un traître?» Bien plus tard, il confiera: «J’ai attendu pendant seize ans avant de me décider; plus j’attendais, plus mon âme prenait feu. Même la nuit, cet appel était présent en moi!»
Après de brillantes études à Paris, Vladimir est atteint en 1895 d’angine de poitrine et il doit renoncer à la carrière diplomatique. En 1898, il rejoint son frère Déméter, nommé à l’ambassade roumaine en Italie. Il appellera les six ans passés à Rome «un temps d’emprise de la foi catholique sur son esprit et son coeur». Il comprend que l’unité des chrétiens n’est possible que sous l’autorité du Pape, successeur de saint Pierre. «Non, pense-t-il, je ne suis pas un renégat; je crois à cette Église catholique que mes ancêtres ont quittée sans penser à une rupture, sans penser au trésor qu’ils perdaient». Le 13 avril 1902, il est reçu officiellement dans l’Église catholique par le Cardinal Mathieu, archevêque de Toulouse, de passage à Rome. Cependant, les journaux roumains condamnent cette démarche, accusant le prince Ghika de trahison, «ce qui, avouera-t-il, m’a fait beaucoup de peine». Plus tard, à un moine orthodoxe qui lui demandait pourquoi il s’était fait catholique, il répondra simplement: «pour être plus orthodoxe!»
Désireux de se donner totalement à Dieu, Vladimir Ghika songe au sacerdoce, mais il se heurte à l’opposition de sa mère qui intervient en haut lieu. Le Pape saint Pie X lui-même conseille alors au jeune homme de différer son projet par égard pour la princesse; il pourra travailler comme laïc en vue de la gloire de Dieu. Vladimir passe un doctorat en théologie à l’Institut dominicain de la Minerve à Rome, et poursuit des études sur l’histoire politique et religieuse de la Roumanie.
La liturgie du prochain
En 1904, Vladimir rencontre à Salonique une admirable religieuse de Saint-Vincent de Paul, d’origine italienne, Soeur Pucci. Celle-ci l’associe à son apostolat auprès des malades et des mourants. Bientôt, il fonde à Bucarest, sur sa fortune personnelle, un dispensaire des Filles de la Charité, dont Soeur Pucci sera la première Supérieure. Un groupe d’une centaine de «Dames de Charité», appartenant à la haute société roumaine, participe à cette oeuvre animée d’un esprit missionnaire. Le docteur Paulesco, jeune médecin de grande compétence et catholique fervent, offre gratuitement ses services, tandis que le prince remplit auprès des malades les fonctions de catéchiste. Plus de 200 consultations sont données chaque jour, sans compter les visites à domicile. Avant d’aller voir un malade ou un pauvre, Ghika fait cette prière: «Seigneur, je vais aller trouver un de ceux que vous avez appelés d’autres Vous-même. Faites que cet instant passé auprès de lui, en cherchant à lui faire du bien, porte, pour lui comme pour moi, des fruits de vie éternelle».
En 1913, le prince Ghika organise avec Soeur Pucci un lazaret, l’hôpital Saint-Vincent, pour les victimes du choléra. En cette circonstance, il va au devant des malades, dans les régions voisines du Danube, en compagnie des religieuses, et il se fait tout à tous, au risque constant de contracter la maladie. Pour permettre une greffe sur un accidenté au visage et au corps brûlés, il va jusqu’à donner de sa peau: «Qui se dépouille pour autrui, se revêt du Christ; rien ne rend Dieu proche comme le prochain», aime-t-il à dire. Pour Vladimir Ghika, le soin des pauvres ne se réduit pas à une simple philanthropie: quand il est accompli pour l’amour de Dieu, c’est un véritable acte de religion qu’il appelle la «liturgie du prochain». «Dans la grande famille humaine, telle que la veut le Christ, toutes les souffrances des uns (qu’elle soient matérielles, morales ou spirituelles) peuvent être, grâce à Dieu, abolies, soulagées ou tout au moins réduites, par la générosité des autres».
Prêtre du diocèse de Paris
Après la première guerre mondiale, Vladimir s’installe à Paris où son frère a été nommé ambassadeur de Roumanie. La princesse Alexandrine, sa mère, est décédée en 1914. La question du sacerdoce se pose à nouveau au prince; Ghika hésite: ne pourrait-il pas faire plus de bien en donnant un exemple de laïc chrétien? Une âme d’oraison, Violette Sussmann, l’éclaire par ces paroles: «Une seule Messe célébrée par vous fera infiniment plus pour les âmes que tout le bien que vous pourriez faire par votre action en restant dans le monde». Jean Daujat, un de ses disciples, remarque: «Ce qui a déterminé le prince Ghika à être prêtre, c’est uniquement la foi en l’efficacité infinie de la Messe, sacrement de notre Rédemption, pour la conversion et la sanctification des âmes; la foi en la supériorité de la Messe sur toute autre forme d’action». La valeur inestimable de la Sainte Messe sera rappelée par le deuxième Concile du Vatican: «Chaque fois que le sacrifice de la croix par lequel le Christ, notre Pâque, a été immolé se célèbre sur l’autel, l’oeuvre de notre rédemption s’opère… C’est dans le culte eucharistique que s’exerce par excellence la charge sacrée des prêtres: là, tenant la place du Christ et proclamant son mystère, ils joignent les demandes des fidèles au sacrifice de leur chef, rendant présent et appliquant dans le sacrifice de la Messe, jusqu’à ce que le Seigneur vienne, l’unique sacrifice du Nouveau Testament, celui du Christ s’offrant une fois pour toutes à son Père en victime immaculée» (Constitution Lumen gentium, n. 3 et 28); le Catéchisme de l’Église Catholique ajoute, à propos des prêtres: «De ce sacrifice unique, tout leur ministère sacerdotal tire sa force» (CEC, n. 1566).
Ordonné prêtre par l’archevêque de Paris le 7 octobre 1923, Vladimir Ghika reçoit le privilège de célébrer selon les deux rites, latin et byzantin. Au dos de son image d’ordination, figure une prière pour l’union de l’Orthodoxie avec l’Église de Rome, et pour la conversion de la Russie. L’abbé Ghika ne passe pas inaperçu: très maigre, le regard profond, laissant flotter de longs cheveux et une grande barbe blanche, à 50 ans il paraît un vieillard. C’est «un Saint de vitrail, une icône vivante», disent ceux qui l’approchent. Sa Messe bouleverse les assistants: il semble y revivre les souffrances de Jésus-Christ en croix. Nommé directeur de la Chapelle des étrangers, rue de Sèvres à Paris, il est consumé par un zèle sans bornes: pour lui, «tout besoin rencontré sur notre route est une visite de Dieu». Son programme: «Va chercher celui qui n’osait attendre. Donne à celui qui ne te demande pas, aime celui qui te repousse». En confession, il est l’instrument de nombreuses conversions, y compris parmi les satanistes ou les occultistes; son ministère le laisse bouleversé par la laideur du péché, mais émerveillé par la puissance de la grâce miséricordieuse du Christ.
Du cachot d’Auberive à la baraque de Villejuif
L’abbé Ghika souhaite instituer une Société religieuse. Le Pape Pie XI autorise la fondation en 1924. On s’installe dans une ancienne abbaye cistercienne, à Auberive, dans le diocèse de Langres. Les bâtiments, récemment occupés par une colonie pénitentiaire, tombent en ruines. Le fondateur donne aux trois premières postulantes les meilleurs locaux et se réserve un ancien cachot.
Cependant, l’expérience d’Auberive échoue: les conditions de vie y sont trop difficiles. De plus, le fondateur, dont la santé nécessite des séjours en sanatorium, ne peut insuffler à la Communauté un élan durable. Elle est dissoute en 1931; ses membres feront fructifier dans d’autres instituts religieux les grâces reçues à Auberive. Peiné de cet échec, l’abbé Ghika ne perd cependant pas courage. Il écrit: «Ce n’est point tant ce qu’on fait qui importe, mais la façon dont on le fait; ce n’est pas ce qui arrive, mais la façon dont on l’accueille».
Entre-temps, il s’est consacré à un nouveau projet: vivre en missionnaire à l’endroit le plus déshérité de la banlieue parisienne, là où l’«absence de Dieu» est la plus tragique. En 1927, il avait trouvé un terrain à Villejuif, dans un bidonville habité par des chiffonniers; l’église la plus proche est à deux kilomètres. Il y construit une baraque en bois de neuf mètres sur trois, sans chauffage, pouvant faire office de chapelle. L’installation est décidée; mais l’abbé Ghika confie à une de ses collaboratrices: «J’ai un cafard épouvantable». Non sans avoir essuyé injures et mauvais traitements, il gagne peu à peu la confiance de la population, en commençant par les enfants, ne cachant en rien son identité et son but apostolique: «Nous apportons la Bonne Nouvelle; il ne faut pas qu’il y ait à cet égard le moindre doute».
Près de la baraque, vit un anarchiste férocement anticlérical, alors gravement malade. Sa femme est rempailleuse de chaises. Cherchant un prétexte pour l’aborder, l’abbé Ghika trouve chez des amis une chaise à rempailler et il se présente chez ses voisins. En le voyant, l’anarchiste explose en un torrent d’injures contre «les curés». Le prêtre l’écoute tranquillement et, quand son insulteur se tait, lui met amicalement la main sur l’épaule. «Ne me touchez pas, crie l’anarchiste. Si quelqu’un nous voyait, on pourrait croire… – Que quoi? – Que nous sommes camarades! – Mieux que cela: nous sommes frères», et le prêtre sort, laissant son interlocuteur sidéré. Il revient plusieurs fois prendre des nouvelles de sa chaise… et bavarder avec son anarchiste, qu’il adoucit peu à peu, et qu’une Soeur de l’Assomption vient discrètement soigner. Quelque temps plus tard, le malade fait appeler l’abbé Ghika et lui demande les derniers sacrements.
Cependant, le missionnaire doit quitter Villejuif pour raison de santé au bout de deux ans. Bientôt, une grande église s’élèvera à l’endroit où se trouvait sa baraque.
Tout à tous
En 1931, Pie XI décerne à l’abbé Ghika le titre de Protonotaire apostolique; l’humble prêtre devient, malgré lui, Monseigneur Ghika. Il poursuit un apostolat qui le mènera jusqu’au Japon et en Argentine, au gré des appels de la divine Providence. En septembre 1939, il obtient de l’archevêque de Paris l’autorisation de s’installer en Roumanie, où déferle un flot de réfugiés polonais, fuyant l’occupation soviétique ou allemande. À Bucarest, il poursuit pendant toute la seconde guerre mondiale une activité infatigable auprès des réfugiés, des malades, des prisonniers, des victimes des bombardements. Ne pouvant remédier à toutes les souffrances, il s’efforce de faire comprendre que «la douleur est avant toute chose, pour le chrétien, une visite de Dieu, une sûre visite».
Son apostolat se porte également vers le clergé grec-orthodoxe, auquel, par des conférences, il fait connaître le catholicisme, et spécialement l’Église gréco-catholique roumaine, née en 1698 de l’Acte d’union de l’Église orthodoxe de Transylvanie avec Rome; le 23 mars 1991, le pape Jean-Paul II a qualifié cette union «un événement heureux et béni». L’Église gréco-catholique conserve la liturgie de rite grec célébrée en langue roumaine. En 1948, avant la persécution communiste, elle comptait six évêques, 1700 prêtres, 2500 lieux de culte et plus d’un million et demi de fidèles. Elle connaît de nos jours une véritable renaissance.
Sous l’étoile rouge
L’armée soviétique entre en Roumanie au mois d’août 1944 et, peu à peu, un régime communiste se met en place; une «république populaire» est proclamée en décembre 1947. L’année suivante, Staline décrète l’asservissement de l’Église orthodoxe et la suppression de l’Église gréco-catholique, qui sera rattachée de force au patriarcat orthodoxe roumain. Toujours en 1948, la monnaie en vigueur est supprimée sans aucune indemnisation; c’est la ruine totale des propriétaires et des rentiers; la famine s’installe. Réduit à l’indigence, le prince Déméter Ghika part pour l’exil. Mais Vladimir ne se résigne pas à abandonner les Chrétiens roumains persécutés: «Si Dieu me veut ici, j’y resterai», dit-il, sans ignorer le sort qui l’attend à plus ou moins long terme.
Expulsé de son domicile, qui est pillé, puis de l’hôpital Saint-Vincent de Paul, Mgr Ghika se réfugie dans une mansarde et continue son apostolat, réconfortant, convertissant, baptisant, en dépit de l’étroite surveillance de la police. Il reçoit de nombreux Orthodoxes dans l’Église catholique, tandis qu’évêques et prêtres catholiques sont arrêtés les uns après les autres. Il baptise également de nombreux Israélites. Cependant, il se nourrit peu et sa santé s’altère notablement. Mais, soulevé par la charité, il met en oeuvre le conseil qu’il avait lui-même donné: «C’est surtout quand tu te sens anéanti par une lourde peine qu’il est bon d’aller consoler autrui de ses peines. Se donner, à de pareilles heures, quand on n’est plus rien, quand en soi l’on n’a plus rien, c’est vraiment donner un peu de Dieu… et Le trouver».
«Je crois à Ta bonté plus qu’à ce qui me fait souffrir»
Appelé le 18 novembre 1952 au chevet d’un mourant, Mgr Ghika, en chemin, est contraint par deux policiers en civil de monter en voiture; on l’incarcère dans une prison militaire, où vingt autres «suspects», prêtres et laïcs, le rejoignent le lendemain; tous sont accusés d’espionnage au profit du Vatican! Mgr Ghika reste là près d’un an, en sous-vêtements et sans linge de rechange. Au cours de plus de quatre-vingts interrogatoires nocturnes, il est giflé, battu, torturé au point d’en perdre pour un temps l’ouïe et la vue. En son coeur, le martyr répète: «Seigneur, je crois à Ta bonté plus qu’à la réalité même qui me fait souffrir, plus qu’à ma torture». Changeant de registre, les bourreaux lui promettent la liberté s’il renonce à l’union avec Rome pour devenir un «prêtre de la paix», en collaborant avec le régime: il refuse fermement.
Dans son Entretien sur la souffrance, il avait écrit: «On souffre à proportion de son amour. La puissance de souffrir est en nous la même que la puissance d’aimer. Mais Dieu veille la nuit sur ses enfants. Il est le grand veilleur de toutes les nuits, nuits de la chair, de l’intelligence, du coeur, nuits du mal dont les ténèbres descendent à toute heure sur l’humanité douloureuse. Qui peut dire avec quel amour Il nous veille? Cet amour a un nom et une qualité. C’est un amour infini».
Fidèle aux préférences divinesjusqu’au martyre
Le 24 octobre 1953, Mgr Ghika, octogénaire, se présente devant ses juges, debout, irréductible, pesant moins de 50 kilos pour une taille d’1 mètre 76. Après un simulacre de procès, il est condamné à trois ans de réclusion et jeté dans un cachot de la prison de Jilava, ruisselant d’humidité, où sont entassés 240 détenus. Certains lui offrent leurs vêtements, tous s’empressent auprès de lui et profitent de son ministère. Il prêche, raconte ses souvenirs, et un peu de joie brille sur les visages qui l’entourent. Il avait écrit: «Si tu sais prendre sur toi la douleur d’autrui, le Seigneur prendra sur Lui la tienne et la fera sienne, c’est-à-dire ouvrière de salut… Heureux ceux qui aiment Dieu, car ils ne songent même plus à se demander s’ils sont heureux ou malheureux». Chaque jour, il récite le Rosaire et il apprend à ses compagnons à «égrener avec joie, en compagnie de Marie, ce Rosaire humain et divin à la fois, qui est une image de notre vie: le Rosaire de notre Salut, fait de nos épreuves quotidiennes, de nos grâces, de nos triomphes». Il donne généralement la moitié de sa maigre ration aux plus affamés. Souvent, il parle du sens de la souffrance: «Si Dieu nous a conduits ici, c’est pour nous pardonner nos péchés et nous faire sortir d’ici meilleurs». Bien que Mgr Ghika ne puisse pas célébrer la Messe, le sinistre cachot est devenu une église. Les gardiens ne peuvent comprendre d’où viennent la joie et la paix qui illuminent les visages. Un témoin se souvient: «C’est l’homme en qui j’ai vu la liberté véritable. Jamais je ne l’ai vue chez un autre à ce degré. Pour lui, les murs de la prison n’existaient pas. Il était libre, parce qu’il faisait la volonté de Dieu».
L’absence d’air respirable dans la chambrée surpeuplée, le manque d’hygiène élémentaire et de nourriture, le froid terrible de l’hiver 1953-54 viennent à bout de ses forces, non de son courage. En janvier 1954, le prisonnier Ghika est classé comme inapte au travail et transféré à l’infirmerie, où il s’éteint lentement dans une prière constante. On l’entend dire: «Seigneur, ne m’abandonnez pas. C’est votre Amour que j’embrasse pour triompher de la haine de mes ennemis…» Il offre sa vie pour l’Église et pour la Roumanie. Le 17 mai, il s’endort dans le Seigneur. «Notre mort, avait-il écrit, doit être le plus grand acte de notre vie. Mais Dieu peut se trouver seul à le savoir…»
Le procès de béatification de Mgr Ghika est en cours. Le prince sera – nous l’espérons – bientôt élevé à la gloire des autels en compagnie des évêques catholiques roumains en fonction en 1945 qui, tous, sont morts en prison ou en exil, sans avoir renié leur foi.
Au cours de son voyage en Roumanie, le 8 mai 1999, le Pape Jean-Paul II a célébré une Messe selon le rite byzantin-roumain; dans son homélie, il a déclaré: «Je suis ici pour vous rendre hommage, fils de l’Église gréco-catholique qui, depuis trois siècles, témoignez, au prix de sacrifices parfois inouïs, de votre foi dans l’Unité. Je viens à vous pour vous exprimer la reconnaissance de l’Église catholique… Vous avez donné le témoignage de la vérité qui rend libre… Je viens du cimetière catholique de cette ville: j’ai invoqué vos martyrs connus ou inconnus, qui intercèdent pour vous auprès de notre Père qui est aux Cieux».
Désormais, pour tous ces martyrs, il n’y a plus de murs ni de lourdes portes. Ils jouissent pour toujours de la parfaite et sûre liberté que procure la vision de Dieu face à face. Qu’ils intercèdent pour nous, afin que nous méritions de parvenir comme eux au bonheur sans fin.
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