21 novembre 2018
Gabrielle Bossis
Bien chers Amis de l’abbaye Saint-Joseph,
À la suite d’une représentation organisée, en plein xxe siècle, par une actrice qui récolte des tonnerres d’applaudissements dans les paroisses et patronages catholiques, un metteur en scène professionnel, surpris et admiratif, lui demande : « Madame, votre rire qui met toute une salle en joie, est-ce un rire appris ou un rire naturel ? » La réponse jaillit dans un éclat de son rire magnifique et spontané : « Monsieur, je n’ai qu’un rire, et c’est celui-ci ! » Vers la fin de sa vie, la pensée du succès qu’elle aurait pu remporter au cinéma traversera un instant l’esprit de Gabrielle Bossis, mais la voix de Jésus l’interrompra aussitôt : « Je te garde pour Moi ! » En effet, Gabrielle est gratifiée, depuis le milieu des années 1930, d’une vie mystique, à travers des locutions intérieures de Jésus qui l’appelle à entretenir avec lui une intimité toute particulière.
Dernière venue d’une famille de quatre enfants, Gabrielle naît le 26 février 1874 dans l’hôtel particulier de ses parents, à Nantes. Son frère, Auguste, et ses deux sœurs, Clémence et Marie, sont sensiblement plus âgés qu’elle. Outre le patrimoine immobilier de la famille, son père gère un négoce de pièces destinées à la réparation des bateaux. Chaque été, les Bossis quittent Nantes pour passer les vacances dans leur propriété des bords de la Loire à Ingrandes (Le Fresne-sur-Loire). Madame Bossis ne manque pas d’attentions pour sa benjamine, et elle lui donne une excellente éducation chrétienne. Cette femme est si pieuse que son mari dit d’elle, en riant : « Je crois qu’elle récite son chapelet même à table. » Mais sa petite dernière est timide à l’excès et, pendant bien des années, elle s’épouvante des jeux bruyants, pleure sans cesse et redoute les réunions nombreuses où il lui faut paraître. On ne la bouscule pas, et sa sensibilité trouve un refuge auprès de Jenny, la nurse au service de la famille.
Le climat chrétien qui environne la petite “Gaby”, comme on l’appelle en famille, permet à la foi reçue au Baptême de s’épanouir spontanément en prières d’enfant, qu’elle inscrit parfois dans un cahier : « Parlez, Seigneur, votre servante écoute ! » Le Seigneur n’oublie aucun des élans de son cœur vers lui, et il les lui rappellera plus tard : « Tu te rappelles ? Quand tu étais petite, tu M’avais dit : “Seigneur, inclinez mon cœur aux Paroles de Votre Bouche.” Je t’avais dit : “Raconte-Moi ce que tu as fait aujourd’hui.” Mais tu n’avais pas cru que c’était Ma Voix… »
L’ami le plus cher
Jésus a soif d’entrer en relation personnelle avec chacun d’entre nous, comme nous l’enseigne saint Alphonse-Marie de Liguori : « Prenez l’habitude de vous entretenir seul à seul avec Dieu, familièrement, avec confiance et amour, comme avec l’ami le plus cher que vous ayez, et le plus affectueux… Interrogez les âmes qui L’aiment d’un vrai amour : elles vous diront que, dans les épreuves de la vie, elles trouvent leur meilleure et plus solide consolation à s’entretenir amoureusement avec Dieu. On ne réclame pas de vous une application continuelle de l’esprit, qui vous fasse oublier vos affaires, ni même vos délassements. La seule chose qu’on vous demande, c’est que, sans négliger vos occupations, vous vous comportiez avec Dieu comme vous agissez, dans les différentes circonstances qui se présentent, avec les personnes qui vous aiment et que vous aimez » (Manière de converser avec Dieu, 6-7).
À Nantes, Gabrielle fréquente une école tenue par des religieuses ; elle y fait sa première Communion à l’âge de douze ans, le 10 juin 1886. Ce jour-là, ce n’est pas sa timidité qui la tient toute recueillie, mais la présence de Jésus : « Le jour de ta première Communion, lui rappellera le Seigneur, tu n’osais pas remuer, tellement tu savais que J’étais en toi. » Et un jour où il la suppliera : « Ne m’abandonne jamais. Ne devrions-nous pas être toujours l’un pour l’autre ? », elle protestera doucement : « Seigneur, mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi, depuis le jour de ma première Communion ? »
À l’issue de son adolescence, devenue une jeune femme aux cheveux bruns, elle s’extériorise peu à peu. Son père meurt en 1898 ; sa mère l’emmène alors passer les hivers à Nice, avec sa sœur Clémence qui doit y soigner sa santé. Gabrielle développe les talents les plus divers : elle aime les randonnées à pied, à cheval ou en bicyclette, prend des cours de danse et de piano, de sculpture et de peinture. La timidité de son enfance se mue en une rigoureuse discrétion sur soi : Gabrielle s’oublie elle-même pour répandre la joie autour d’elle. Sa vie intérieure est pourtant dans l’épreuve : « On me croyait légère en ma jeunesse, et c’est le moment où j’éprouvais les plus grandes peines d’âme. » Elle cherche de tout son cœur la volonté de Dieu, et un prêtre lui suggère d’entrer au couvent des Clarisses. Mais comprenant que ce n’est pas la voie par laquelle le Seigneur veut la conduire, elle choisit de demeurer célibataire dans le monde. Gabrielle, qui reste cependant attachée à la spiritualité franciscaine, deviendra Tertiaire de Saint-François, sous le nom de sœur Marie du Cœur du Christ. Elle s’efforce de vivre pauvrement : son alimentation est frugale et elle évite toute dépense superflue. Devenue septuagénaire, elle se contentera, lors d’un pèlerinage à Lourdes, de dormir dans un placard éclairé d’une lucarne et juste assez grand pour y déplier un lit. Quelques-uns la taxent d’avarice, car sa générosité envers les Missions et les plus pauvres est discrète. Pourtant, sa charité “oublie” parfois de percevoir les loyers de ses locataires qui sont dans la gêne. « Tu sais quel est Mon ennemi ? lui demandera un jour Jésus. C’est l’argent ! On ne pense qu’à lui. On ne vit que pour lui. Et il durcit le cœur sans le remplir. Moi seul, tu comprends, Moi seul donne la joie. »
Le génie de la joie
J
eune femme rayonnante, svelte et gracieuse, Gabrielle ne laisse personne indifférent ; il émane d’elle un charme conquérant dans sa simplicité. Aussi doit-elle éconduire de très nombreux prétendants, plus de soixante-dix. Devenue très sociable, elle n’est pas insensible aux attraits du monde, dont il lui faudra souvent se défendre. Un jour, Jésus se fera même suppliant avec elle pour garder tout son cœur : « Quand tu ne te recueilles pas, c’est Moi que tu prives. Que ta vie soit un constant recueillement, une incessante conversation avec ton Seigneur. Pourquoi Me quittes-tu ? Moi, Je ne te quitte pas. Ne retourne pas au monde, Je n’aurais plus ta pensée. » Mais il ne souhaite pas pour autant que cette intimité l’empêche de le communiquer aux autres par sa joie : « Tu dois donner de la joie… Ne sens-tu pas que c’est là ta mission ?… Sois le génie de la joie ! »
En 1908, sa mère rend son âme à Dieu, et, quatre ans plus tard, sa sœur Clémence décède à son tour ; son autre sœur et son frère étant mariés depuis plusieurs années, Gabrielle éprouve davantage la solitude. Le patrimoine immobilier hérité de ses parents lui procure des ressources financières suffisantes, mais elle ne demeure pas oisive et s’occupe d’un atelier de confection d’ornements liturgiques pour les Missions. Ayant obtenu le diplôme d’infirmière, elle s’emploie, durant la Grande Guerre, au soin des malades et des blessés, d’abord dans les hôpitaux de la région, puis à Verdun. Partout, son service est apprécié pour son intelligence, sa promptitude et la chaleur humaine qu’elle apporte. Pourtant, sa famille n’est pas épargnée par la terrible hécatombe du conflit mondial : en 1918, Gabrielle pleure la perte de son neveu Jean Caron, son préféré, mort à Verdun. Tous ses neveux et nièces, puis leurs enfants, trouvent d’ailleurs bon accueil en son cœur généreux, et sont les bienvenus chez la “Tante Gaby” pour les vacances, au Fresne-sur-Loire. Dans le jardin qui donne sur la Loire, il lui arrive d’interrompre un goûter ou les jeux de ses petits hôtes pour leur dire : « Chut ! Écoutez le silence ! »
Changer les éléphants en gazelles
En 1923, le curé du Fresne lui demande d’écrire une pièce de théâtre pour les jeunes de la paroisse. Elle s’exécute, jouant et dansant elle-même avec les jeunes. Le succès est au rendez-vous : Gabrielle est appelée à donner la pièce dans d’autres paroisses, puis à en écrire de nouvelles. De 1923 à 1936, elle compose ainsi treize comédies en trois actes, et quatorze saynètes ou ballets, qu’elle interprétera jusqu’en 1948. Son don d’actrice, son sens de la mise en scène, son goût original et sa grâce pour la danse conquièrent le public. À travers les larmes et le rire, elle transmet le message de l’Évangile au sein des patronages, très nombreux à cette époque. Gabrielle confectionne elle-même les costumes, et elle met au point la mise en scène, disposant parfois de très peu de temps pour former les jeunes acteurs improvisés. « Ne vous inquiétez pas pour les ballets, écrit-elle à un correspondant. Je les enseignerai en un quart d’heure. J’ai l’habitude des éléphants qui se changent en gazelles. » Lorsqu’en 1929 à Paris, le Père de Parvillez, jésuite, assiste pour la première fois à l’une de ses représentations, il partage pleinement le commentaire donné par le curé du lieu : « Il faut bien admirer l’esprit de mademoiselle Bossis, mais il faut surtout admirer l’esprit de foi qui l’anime. » Dès lors, une correspondance s’établit entre Gabrielle et le jésuite.
Outre l’investissement personnel pour la préparation de ses tournées, dont elle assure elle-même toutes les dépenses, Gabrielle supporte avec égalité d’âme toutes les incommodités des voyages, les nuits passées dans les gares ou dans les trains, à dormir sur les valises ou sur un banc, renonçant souvent au sommeil et aux repas réguliers. « Tes souffrances passées se perdent dans ta mémoire, lui fera remarquer un jour Jésus, mais elles demeurent fructueuses devant Moi. Tu as déjà oublié les fatigues des voyages, les ennuis des températures, la soif des déserts, les craintes, les lointains exils, les lents retours, les longs courages, les instants de maladies. Rappelle-toi que tu M’as tout offert et que J’ai tout gardé. » Bien des personnes qui rencontrent cette dame élégante et originale toujours vêtue de blanc, avec ses chapeaux à larges bords et ses chemisiers passés de mode, s’arrêtent aux apparences ; elles l’envient et pensent que tout est facile pour cette actrice devenue célèbre. D’autres la critiquent, mais Gabrielle suit le conseil de Jésus : « Ne t’occupe pas de ce que l’on dira, fais ce que tu dois. » Son secret se découvre dans une vie de prière intense autant que cachée. Même en déplacement, elle ne manque jamais, chaque fois que c’est possible, de participer à la Messe quotidienne, quitte à se lever de nuit pour faire à pied plusieurs kilomètres. Outre les chapelets, le chemin de Croix et l’oraison de chaque jour, elle s’efforce chaque jeudi de passer une heure sainte à l’église en compagnie de Jésus présent dans le tabernacle. Elle aime le contempler dans sa douloureuse Passion, dans les Évangiles, ou dans les écrits des mystiques, en particulier ceux de la bienheureuse Anne-Catherine Emmerich ou de sœur Josefa Menendez.
C’est bien simple !
Pour s’oublier elle-même et penser sans cesse à Jésus, Gabrielle fait participer son corps aux souffrances endurées par le Christ durant sa vie terrestre. Elle s’est ainsi habituée à dormir roulée dans une couverture à même le plancher, dans sa maison qu’elle ne chauffe jamais. Un jour, toute prise par son propos d’exhorter un prêtre à la ferveur, elle se départit de sa rigoureuse discrétion sur elle-même et s’exclame : « Mais, monsieur l’abbé, il faut se mortifier pour aller au Ciel ! Il faut se mortifier… mais c’est bien simple ! » Sur ces mots, elle montre un instrument de pénitence porté à même sa peau. De telles mortifications ne sont nullement le fait d’un penchant naturel, mais la marque d’une fidélité à une inspiration du Christ, son Bien-Aimé, qui devra d’ailleurs parfois l’encourager : « Ne jamais aller au bout d’une satisfaction, en réserver une part mortifiée : Ma part. » Alors qu’elle paresse un jour pour reprendre l’habitude de dormir sur le plancher : « Crois-tu que je n’ai pas fait un effort pour mourir sur la Croix ? » Ou, quand elle cessera de porter son cilice : « Moi, Je n’ai pas enlevé Ma couronne d’épines ! »
En 1934, elle prépare sa tombe et y fait inscrire : « Ô Christ, mon Frère. Travailler près de Toi. Souffrir avec Toi. Mourir pour Toi. Survivre en Toi. » Et elle note sur un carnet : « Je prépare ma tombe. Je voudrais que, passant près de moi, on eût une bonne pensée, que le Christ parlât à travers mes os desséchés. » Deux ans plus tard, sur le paquebot “Île-de-France”, qui l’emmène pour une tournée au Canada, Jésus commence à lui parler distinctement au fond de son âme, et elle entreprend le journal de son voyage. Après une Messe, elle écrit : « Vous savez bien [Jésus] que tout est pour Vous, alors je ne Vous le dis pas. – Jésus : “Il faut Me le dire parce que J’aime l’entendre. Dis-le souvent. Même quand tu sais que quelqu’un t’aime, tu es contente qu’on te le dise.” » Les transcriptions de tels entretiens deviennent de plus en plus fréquentes durant cette longue tournée outre Atlantique. Bientôt le Seigneur le lui enjoint : « Je ne te demande que cela : écrire. Ce n’est pas bien difficile. Je suis avec toi. Sois ma fidèle. Je suis Ton Fidèle. » Cependant, par la suite, elle ne tiendra plus de journal de ses nombreuses tournées, qui l’entraînent non seulement à travers toute la France jusqu’en Corse, mais encore en Italie, en Afrique, à Istanbul et en Palestine. Son silence est obéissance : « Ne parle plus de tes voyages, ils sont pour Moi. »
« Comme Je t’ai aimée ! »
Depuis très longtemps, Jésus avait préparé Gabrielle à cette grâce mystique spéciale des locutions intérieures. Il lui dira en janvier 1941 : « Te rappelles-tu ? Quand tu étais petite et que tu Me cherchais, tu allais te cacher dans la chambre noire, derrière la cuisine de ta grand-mère… Quand on disait : “Où donc est Gabrielle ?”, tu pensais : “Je suis avec le Bon Dieu.” Et tu te rappelles, dans les soirs d’été au Fresne, tu allais toute seule sur la terrasse, Me cherchant entre la Loire et les étoiles ; tu disais : “Je vais penser…” C’était Moi que tu cherchais. Et Je me laissais prendre, mais tu ne le savais pas encore. Ah ! comme Je t’ai aimée, Ma petite fille ! » Mais lorsque ce dialogue intérieur devient très clair et intense, Gabrielle se trouble et se demande s’il n’est pas le fruit de son imagination. Elle s’en ouvre au Père de Parvillez, et ce prêtre, au discernement avisé, lui confirme son origine divine. « Le progrès spirituel, enseigne le Catéchisme de l’Église Catholique, tend à l’union toujours plus intime avec le Christ. Cette union s’appelle mystique, parce qu’elle participe aux mystères du Christ par les sacrements – « les saints mystères » – et, en lui, au mystère de la Sainte Trinité. Dieu nous appelle tous à cette intime union avec lui, même si des grâces spéciales ou des signes extraordinaires de cette vie mystique sont accordés seulement à certains en vue de manifester le don gratuit fait à tous » (CEC, n° 2014). C’est ainsi que les locutions reçues par Gabrielle procureront le bien spirituel d’un grand nombre lorsqu’elles seront publiées.
En 1938, ses pérégrinations théâtrales l’emmènent en Algérie, où elle visite la tombe de Charles de Foucauld. En juin 1940, l’invasion allemande surprend les Français. L’occupation, les prises d’otages et réquisitions d’immeubles contraignent les habitants à un exode soudain. Gabrielle laisse sa maison, fuit dans un camion de bestiaux et se réfugie à Curzon, en Vendée, où elle continue à transcrire ses dialogues avec Jésus : « Comme je priais pour la victoire : “Veux-tu le salut du pays, me demande Jésus, ou le salut des âmes ? Considère celui-ci comme le plus important… Ne crains pas. Si les Allemands viennent, c’est Moi en toi qui les recevrai.” » À la fin de l’année, les officiers allemands quittent son appartement de Nantes, où elle peut revenir passer l’hiver, avant de rejoindre à Ancenis sa sœur Marie, pour l’assister dans son agonie. En 1943, les bombardements alliés dévastent la ville de Nantes et multiplient les sans-abri. Gabrielle accueille une de ces malheureuses familles dans son appartement.
Le Père de Parvillez souhaite faire éditer des extraits des entretiens de Gabrielle avec Jésus, et il obtient l’approbation empressée de l’évêque de Nantes, Mgr Villepelet. Gabrielle sait bien que ces paroles ne lui sont pas exclusivement destinées, mais elle préférerait qu’on attende sa mort pour les publier. Pourtant son interlocuteur divin la convainc de travailler elle-même à cette édition. En dépit des conditions difficiles de la guerre, le Père de Parvillez trouve un éditeur enthousiaste, auquel il confie les cahiers de Gabrielle. Quelques heures plus tard, celui-ci est assassiné en pleine rue. Le manuscrit est retrouvé, mais il faudra attendre quatre ans pour que se présente une nouvelle possibilité d’édition. Le premier volume de ces entretiens spirituels intitulés Lui et moi est préfacé par Mgr Villepelet et le Père Jules Lebreton, doyen de la faculté de théologie de Paris ; l’évêque en offrira un exemplaire au Pape Pie XII en 1950. À la demande expresse de Gabrielle, la publication est anonyme. En juillet 1948, elle reçoit les épreuves de l’ouvrage, et Jésus l’encourage à prier pour son succès surnaturel : « Oh ! Ma Fille, peux-tu savoir le chemin que prendra ce petit livre ? Demande-Moi d’aller vers les plus misérables, ces paralysés spirituels, ces désolés sans espérance, ces muets devant Dieu, ces possédés des désirs de l’argent. Demande que Je passe par ce petit livre comme Je passais autrefois, en guérissant, en attirant à Moi. » Le succès est considérable ; la première édition est épuisée en six mois ; le livre en connaîtra une soixantaine d’autres et sera traduit en plusieurs langues. Cela n’altère en rien le quotidien de Gabrielle ; celle qu’on surnomme “l’éternelle jeunesse d’Ingrandes” demeure enjouée et facétieuse au soir de sa vie.
Encore un peu
Pour la première fois malgré tout, son activité débordante connaît un frein. En août 1949, quelques semaines après la publication du livre, elle doit subir une opération chirurgicale pour un cancer du sein. Elle est toute disposée à mourir pour son Seigneur, mais il lui demande de bien vouloir travailler encore un peu pour lui. Gabrielle repart donc, pleine d’élan, et s’applique à la préparation du second volume de Lui et moi. À la mi-mars 1950, elle se sent fatiguée et malade ; elle se croit atteinte d’une bronchite et n’en fait pas grand cas. Les médecins constatent que la tumeur cancéreuse a gagné les poumons : Gabrielle doit s’aliter. Elle ne s’y résout pas de bon cœur : « Mais, docteur, quand me sortirez-vous de ce lit ? » La réponse fuse : « Je ne vous en sortirai pas ! » Et tout est accepté simplement, dans le silence. « Je pars pour le grand voyage. J’ai reçu l’Extrême-Onction. Magnificat ! Il est temps de regagner la Maison du Père de famille ! » La maladie évolue pourtant trop lentement au goût de cette âme ardente, qui doit s’armer de patience : « Puisque cette mort est décidée, qu’elle se décide ! » Jusqu’au bout, elle conserve la vivacité de ses gestes, une étonnante présence d’esprit et le courage de consoler ceux qui viennent pleurer à son chevet, y compris ses neveux et nièces auxquels elle demande d’être enterrée dans son habit de Tertiaire franciscaine. Elle est seule cependant pour le grand départ, le 9 juin 1950, dans la nuit de la Fête-Dieu. Jésus vient accomplir ce qu’il lui avait promis sept ans plus tôt, à un anniversaire de sa première Communion : « Au moment de ta mort, Je serai ton chant du cygne, car la force te manquera : tu n’auras plus de lien sur la terre et aucune vue sur l’au-delà. Ce sera l’abandon du Golgotha : tu t’uniras plus que jamais à Mon Cœur délaissé, et nous serons ensemble pour le Passage. » Sur la tombe de Gabrielle est gravée une inscription qu’elle-même avait composée : « Ô Christ, mon Frère. Travailler près de Toi. Souffrir avec Toi. Mourir avec Toi. Survivre avec Toi. »
Le parcours terrestre de Gabrielle Bossis demeure un témoignage éloquent de la fécondité extraordinaire de toute âme qui cherche, sans jamais se décourager, l’intimité de Jésus. Chacun peut entendre celui-ci lui dire au fond du cœur comme à Gabrielle, même sans un son de voix : « Expose-Moi tes soupirs, ils me seront doux comme les zéphyrs de la plaine. Je les accueillerai d’un cœur joyeux comme s’il n’existait au monde qu’une âme, la tienne, et, à chaque âme, Je ferai la même fête ; chaque âme pouvant se croire l’Élue de Mon Amour. C’est là le miracle du Cœur de ton Dieu, à toutes, et à une seule, dans le plus intime secret de chacune. Je suis la Réponse. »
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