12 décembre 2005
Bienheureuse Anne-Marie Javouhey
Bien chers Amis de l’abbaye Saint-Joseph,
«Ce qui est au coeur de la civilisation de l’amour, c’est la reconnaissance de la valeur de la personne humaine et, concrètement, de toutes les personnes humaines. C’est bien sur ce terrain que l’on reconnaît le grand apport du christianisme« La vision chrétienne de l’être humain comme image de Dieu implique, en effet, que les droits de la personne s’imposent par leur nature au respect de la société, qui ne les crée pas, mais simplement les reconnaît« Le christianisme offre sa contribution à la construction d’une société à la mesure de l’homme, et cela en lui donnant une âme et en proclamant les exigences de la Loi de Dieu, sur laquelle toutes les organisations et législations de la société doivent s’appuyer fermement si elles veulent garantir la promotion humaine, la libération de tout esclavage, le progrès authentique» (Jean-Paul II, audience du 15 décembre 2000). Ces vérités sont magnifiquement illustrées par la vie de la bienheureuse Anne-Marie Javouhey.
Le 10 novembre 1779, vient au monde à Jallenge, près de Dijon, une petite fille, Anne-Marie, cinquième d’une famille de dix. Anne-Marie, surnommée Nanette, a 7 ans quand sa famille s’installe à Chamblanc, dans le même canton. C’est une enfant enjouée, radieuse, pétillante de vie, jamais en peine d’inventions et de réparties. À l’âge de dix ans, malgré les réticences de son père qui la trouve trop espiègle, elle fait sa première communion. «Dès ce jour, avouera-t-elle, je me suis considérée comme consacrée à Dieu et à ses oeuvres».
En 1791, lors de la Révolution française, l’abbé Rapin, le curé, préfère s’exiler plutôt que de prêter le serment schismatique exigé du clergé. Un prêtre assermenté le remplace. Nanette, à l’insu de ses parents, assiste parfois à sa Messe. «Je me croyais plus savante que les autres», dira-t-elle. Un soir, un prêtre qui n’a pas prêté le serment frappe à la porte: «On m’a appelé au chevet d’un malade et je ne connais pas le chemin». Intrépide, Nanette s’offre pour l’accompagner. En chemin, le prêtre lui explique la nécessité de rester fidèle à l’Église romaine. Dès lors, avec sa famille, elle organise des cérémonies clandestines et cache des prêtres traqués par les révolutionnaires. Dès que la tourmente s’apaise, Nanette parcourt les villages et, au son du tambour, réunit la jeunesse pour lui faire le catéchisme. «Je n’aurais pas voulu faire de peine à mes parents, dira-t-elle, ni leur désobéir, mais je ne pouvais pas résister à Dieu qui me donnait de si forts attraits pour apprendre aux pauvres jeunes filles et aux adultes ignorants à Le connaître». Un jour, elle reçoit de Dieu une mission bien précise: «Le Seigneur me fit connaître d’une manière extraordinaire, mais sûre, qu’Il m’appelait à l’état que j’ai embrassé pour instruire les pauvres et élever les orphelins!», affirmera-t-elle plus tard.
Les enfants que Dieu te donne
L’attitude de Nanette, qui pense plus à prier et à catéchiser qu’aux travaux de la ferme, étonne et fâche son père. La jeune fille parvient à le gagner à sa cause et, le 11 novembre 1798, au cours de la Messe, elle se consacre officiellement à Dieu en présence de sa famille. En 1800, sur le conseil de l’abbé Rapin, revenu au village, Nanette se rend à Besançon où Jeanne-Antide Thouret a fondé une petite communauté de femmes vouées à la charité et à l’éducation des enfants. Mais bientôt, le doute vient envahir son âme. «Seigneur, que voulez-vous de moi?» s’écrie-t-elle un soir. Une voix intérieure bien distincte lui répond que Dieu a de grands desseins sur elle. Quelques jours plus tard, à son réveil, elle croit voir autour d’elle beaucoup de Noirs, les uns entièrement noirs, les autres de couleur plus ou moins foncée. Simultanément, il lui semble entendre ces mots: «Ce sont les enfants que Dieu te donne. Je suis sainte Thérèse; je serai la protectrice de ton Ordre». Elle rentre donc chez ses parents.
Après s’être livrée à l’instruction des enfants, à Seurre puis à Dole, elle entre chez des Trappistines, en Suisse. Mais au fond de son coeur, une voix lui dit: «Tu n’es pas appelée à la Trappe, mais à fonder une Congrégation en faveur des Noirs». Les quelques mois passés au couvent lui ont permis de recevoir une formation solide à la vie religieuse. Après deux nouveaux essais d’écoles dans le Jura, Anne-Marie retourne chez son père, pour y installer son oeuvre d’éducation. En avril 1805, après le sacre de Napoléon, le Pape Pie VII passe à Chalon-sur-Saône. Anne-Marie et ses soeurs ont la grâce d’une audience privée. La jeune fille expose au Saint-Père ses projets: «Courage, mon enfant, lui répond le Vicaire de Jésus-Christ, Dieu opérera par vous beaucoup de choses pour sa gloire».
Sur le conseil de son évêque, Anne-Marie s’installe à Chalon-sur-Saône. Très pédagogue, elle comprend qu’il faut développer les capacités pratiques des enfants. Elle apprend à ses fillettes à lire, à écrire et à compter, mais aussi à coudre, à tricoter, à repasser et à filer. Anne-Marie pense mettre la chapelle de son école sous le patronage de saint Bernard ou de sainte Thérèse. Mais le curé, qui s’appelle Joseph, lui suggère d’invoquer plutôt la protection de l’époux de la Vierge Marie. Le nom de saint Joseph est adopté et il passe de la chapelle à la petite communauté d’éducatrices qu’elle a formée. Le 12 mai 1807, Anne-Marie, ses trois soeurs et cinq autres jeunes filles, reçoivent l’habit religieux et prononcent leurs voeux entre les mains de l’évêque d’Autun. Ce dernier suggère à la Supérieure de s’établir dans la ville épiscopale. Mère Anne-Marie obtient qu’une partie de l’ancien grand séminaire soit mise à sa disposition. À la fin de 1810, lors de la guerre d’Espagne, des convois de malades et de blessés arrivent à Autun. Les Soeurs se transforment en infirmières. Un jour de janvier 1812, Mère Anne-Marie tombe sur une petite annonce qui propose la vente de l’ancien couvent des Récollets, à Cluny. Elle fait appel à son père qui se laisse convaincre et achète la propriété. Les Soeurs s’y installent et deviennent la «Congrégation de Saint-Joseph de Cluny».
La Mère sursaute!
Avec bien des difficultés, Mère Anne-Marie réussit à ouvrir une école à Paris. L’Intendant de l’île Bourbon (île de la Réunion) vient la visiter et lui demande quelques Soeurs pour son île, ajoutant que celle-ci est peuplée «de Blancs, de Mulâtres et de Noirs». À ces mots, la Mère sursaute, se souvenant de la prophétie de Besançon. Peu après, le Ministre de l’Intérieur lui demande des Soeurs pour les possessions de la France Outre-Mer. Dans une vue missionnaire, elle accepte tout. Le 10 janvier 1817, quatre Soeurs partent pour l’île Bourbon. Au début de 1819, un contingent de sept religieuses s’embarque pour le Sénégal. Mais là, l’hôpital qu’on leur propose de prendre en charge est dans un état lamentable, la ville ne possède pas d’église, l’évangélisation est à peine commencée… Bientôt les Soeurs se découragent.
Mère Anne-Marie se rend elle-même au Sénégal en 1822. Quelques semaines après son arrivée, elle écrit: «Les difficultés sont incalculables; il n’y a que l’amour pur de Dieu qui permette de tenir sans se décourager… Aujourd’hui que je suis revenue de toutes mes surprises et que je vois les choses de plus près, il me semble qu’on peut faire un grand bien en Afrique». Persuadée que les Noirs sont naturellement inclinés vers la religion, elle affirme: «Il n’appartient qu’à la religion de donner à ce peuple des principes, des connaissances solides et sans danger, parce que ses lois, ses dogmes réforment non seulement les vices grossiers et extérieurs, mais changent le coeur… Donnez à la religion de l’apparat; que la pompe du culte les attire, que le respect les retienne et bientôt vous aurez changé la face du pays». D’autre part, elle constate que l’Afrique possède une vocation agricole. À la fin d’avril 1823, elle installe une ferme-école à Dagana. Cela lui permet d’établir des liens avec la population. Sa réputation se répand et bientôt on l’appelle en Gambie puis à la Sierra Leone où elle prend en charge des hôpitaux. Mais, de France, lui arrivent des lettres la suppliant de revenir. En février 1824, elle regagne la métropole après avoir posé les jalons d’une oeuvre de longue haleine pour la civilisation et la christianisation de l’Afrique. Son premier objectif est la formation d’un clergé africain, une nécessité pour l’entreprise missionnaire. Elle établit donc à Bailleul, dans l’Oise, une maison de formation pour jeunes Africains.
Le secours du bon exemple
En 1827, le Ministre de la Marine s’adresse à Mère Anne-Marie en faveur de la Guyane, où les colons français ont déjà essuyé de nombreux échecs. La Mère accepte l’offre, mais pose ses conditions qui visent à la vie chrétienne des colons et des indigènes. En août 1828, elle arrive en Guyane avec une petite centaine de personnes et s’installe à Mana. Quatre mois plus tard, la Mère écrit: «Tout marche d’un pas ferme vers le bon ordre: les travaux s’avancent, les cultures grandissent à vue d’oeil, la religion s’affermit dans le coeur de ceux qui n’en avaient qu’une idée superficielle, et cela par le secours du bon exemple… Nous avons amené quinze ouvriers bien choisis pour les métiers les plus utiles… Avec les bonnes soeurs, je sarcle et plante des haricots, du manioc; je sème du riz, du maïs, etc., en chantant des cantiques, racontant des histoires, regrettant que nos pauvres soeurs de France ne partagent pas notre bonheur». Mais les succès acquis par ce dur travail de la Mère, excitent la jalousie de certains colons de Cayenne.
En France, la révolution de juillet 1830 entraîne des transformations politiques peu favorables à la religion catholique, et le soutien financier du gouvernement aux oeuvres de Mère Anne-Marie diminue. Mais celle-ci poursuit son travail, et ses établissements tiennent bon. En 1833, elle installe, près de Mana, une léproserie. De retour en France, Mère Javouhey visite ses maisons. Elle est consciente des lacunes de sa Congrégation: «Notre Congrégation est bien jeune et déjà elle a besoin d’une grande réforme, écrit-elle… Nous avons besoin d’acquérir l’esprit intérieur et d’oraison. Avec ce double esprit, il n’y a aucun danger nulle part». Depuis 1829, le diocèse d’Autun est gouverné par Mgr d’Héricourt. Ce prélat zélé désire tirer le meilleur parti du travail des Soeurs. Dans ce but, il voudrait avoir la haute main sur la Congrégation et il révise les Statuts approuvés en 1827 par son prédécesseur et par le roi Charles X.
À la fin d’avril 1835, Mgr d’Héricourt impose à Mère Anne-Marie de nouveaux Statuts qui bouleversent les anciens de fond en comble, et selon lesquels il devient le Supérieur général des Soeurs. Devant son refus, le prélat insiste, puis ordonne. Ne disposant ni du conseil de ses Soeurs, ni du temps nécessaire pour peser la question, Mère Anne-Marie finit par signer les nouveaux Statuts. À la sortie de cette entrevue, un lancinant remords descend dans son âme: elle a signé trop vite, sans l’accord du Chapitre général ni des autres évêques concernés par ces changements. Elle prend conseil de personnes autorisées et reconnaît que sa signature, extorquée, n’a pas été librement donnée et n’a aucune valeur. Elle écrit donc à l’évêque qu’elle s’en tiendra aux Statuts de 1827.
Préparer l’émancipation
Dans le même temps, les membres du gouvernement discutent de l’émancipation des esclaves. Cette mesure exige une préparation appropriée. Dans le rapport d’une commission interministérielle, on peut lire: «Madame Javouhey a montré dans la direction de cet établissement de Mana, un grand esprit d’ordre et une persévérance à toute épreuve. C’est aux Soeurs de Saint-Joseph de Cluny qu’il convient de confier le soin d’accomplir l’émancipation des esclaves». Tous les esprits ne sont cependant pas de cet avis et le Conseil de la Guyane, dominé par les colons jaloux des succès de la Mère, s’oppose violemment à ce projet. Toutefois, le 18 septembre 1835, un arrêté ministériel lui confie officiellement cette mission. Le Roi Louis-Philippe lui-même reçoit plusieurs fois la Mère et met au point avec elle le plan relatif à l’émancipation des Noirs.
De nos jours, en présence des formes modernes d’esclavage (commerce des femmes et des enfants, conditions de travail qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de rapport, prostitution, drogue…), l’Église rappelle la dignité de la personne humaine: «Le septième commandement proscrit les actes ou entreprises qui, pour quelque raison que ce soit, égoïste ou idéologique, mercantile ou totalitaire, conduisent à asservir des êtres humains, à méconnaître leur dignité personnelle, à les acheter, à les vendre et à les échanger comme des marchandises. C’est un péché contre la dignité des personnes et leurs droits fondamentaux que de les réduire par la violence à une valeur d’usage ou à une source de profit» (Catéchisme de l’Église Catholique, CEC, n. 2414).
Arrivée en Guyane en février 1836, Mère Anne-Marie se voit confier environ cinq cents esclaves noirs arrachés aux négriers. Dans sa pédagogie, elle ne veut aucunement recourir à la force, mais éduquer par la douceur, la patience et la persuasion. «Je me suis placée, écrira-t-elle, comme une mère au milieu de sa nombreuse famille». Cette conception est d’autant plus audacieuse que, parmi les Noirs qu’elle accueille, il y en a qui sont redoutables. Mais sa foi se fonde sur la vertu propre du christianisme qui est capable de produire de grands effets civilisateurs. Au surplus, la Mère sait pouvoir compter sur son prestige personnel; sa seule présence suffit pour apaiser les conflits. De fait, les cas où il lui faut sévir sont rares. Elle soigne l’éducation chrétienne et se préoccupe spécialement des mariages, car elle entend fonder son oeuvre civilisatrice sur la famille. Chaque ménage a sa case, nette et bien équipée. L’ensemble forme un beau village pourvu d’une église. Tout cela ne se réalise pas sans peines, déboires et incidents douloureux. Malgré tout, après deux années, un certain esprit d’ordre et d’économie règne à Mana. Le 21 mai 1838, Mère Javouhey préside à l’émancipation de cent quatre-vingt-cinq esclaves.
Le temps le plus heureux!
Cependant, l’opposition de l’évêque d’Autun la poursuit jusqu’en Guyane. Le 16 avril 1842, la fondatrice écrit: l’évêque d’Autun «a défendu au Préfet apostolique de m’admettre à la participation des sacrements, à moins que je ne le reconnaisse comme Supérieur général de la Congrégation… Je lui pardonne de bon coeur pour l’amour de Dieu». La souffrance qu’engendre cette situation, qui durera deux ans, est intense. Elle est aggravée par la circulation de libelles diffamatoires contre la Mère. Lorsque ses Soeurs s’approchent de la Sainte Table, alors qu’elle-même en est privée, ses larmes coulent en abondance. Un jour, elle se rend en Guyane hollandaise, espérant pouvoir y communier. Mais le Préfet apostolique de ce territoire a été informé que «cette femme, ou n’a jamais eu la foi, ou l’a perdue totalement», et la Communion lui est pareillement refusée. «Ce temps d’épreuves a été pour moi le plus heureux de ma vie, dira-t-elle plus tard: me voyant pour ainsi dire excommuniée, puisqu’il était défendu à tout prêtre de m’absoudre, j’allais me promener seule dans les grands bois vierges de Mana, et là je disais à Dieu: «Je n’ai plus que vous, Seigneur, c’est pourquoi je viens me jeter dans vos bras et vous prier de ne pas abandonner votre enfant…» J’éprouvais tant de consolations spirituelles que j’étais souvent obligée de m’écrier: «O mon Dieu, ayez pitié de ma faiblesse, ne me prodiguez pas ainsi vos faveurs, car votre pauvre servante n’aura pas la force de les supporter». Oh! que de fois j’ai expérimenté combien Dieu est bon pour ceux qui ne se confient qu’en Lui, que l’on n’est jamais malheureux quand on a Dieu avec soi, et quelles que soient les épreuves qui viennent vous assaillir».
Consciente de son influence personnelle dans la bonne marche de Mana, Mère Anne-Marie se préoccupe des jours où elle ne sera plus là. Elle projette de rassembler dans un établissement spécifique les enfants noirs de la Guyane âgés de cinq à quinze ans pour les éduquer chrétiennement. Devenus adultes et émancipés, ils se répandraient dans tout le pays et propageraient une mentalité saine. Mais le gouvernement, auquel elle demande une subvention pour ce projet, refuse d’entrer dans ses vues. Le 18 mai 1843, la Mère s’embarque pour la France. Ce départ est un déchirement pour tous. Dès son arrivée, elle obtient des évêques qui la connaissent bien la permission de recevoir les sacrements. Puis, elle visite ses Filles qui, partout, lui font fête. Elle les exhorte au silence intérieur et à la paix de l’âme, qui permettent de découvrir le dessein de Dieu sur soi, et elle leur apprend à éviter toute précipitation: gardons-nous, dit-elle «d’aller plus vite que la Providence, qui veut être secondée et non devancée… L’expérience m’a appris que l’oeuvre de Dieu se fait lentement».
Cependant, l’évêque d’Autun poursuit son idée. Pour être reconnu comme Supérieur de la Congrégation, il tente d’agir sur les Novices de Cluny. Il nomme un aumônier qui s’applique à détourner celles-ci de leurs Supérieures «en révolte» contre leur évêque. Le 28 août 1845, Mère Javouhey se rend à Cluny, parle avec beaucoup de sérénité à ses Filles, puis conclut: «Mes enfants, on vous dit que c’est un péché de me suivre; moi, je vous dis que ce n’est pas un péché de suivre Mgr l’évêque d’Autun. Vous êtes libres, vous choisirez. La situation vous est connue; il y a bien des évêques qui ont de nous une opinion différente de celle de Mgr d’Autun et qui seront heureux de vous accueillir. Toutes celles qui veulent rester dans la Congrégation vont me suivre à Paris». Sur les quatre-vingts jeunes, sept seulement refusent de la suivre. L’évêque de Beauvais, grand admirateur de la Mère, prend alors énergiquement l’affaire en mains. Peu à peu, Mgr d’Héricourt se trouve isolé dans sa position contre les Soeurs. Finalement, il se rend compte qu’il a mal jugé la Mère. Un abîme d’incompréhension s’était creusé dans son esprit. Le 15 janvier 1846, un accord est enfin passé entre lui et la Mère.
«Laissez-la passer!»
Durant cette douloureuse affaire, Mère Anne-Marie a poursuivi son action apostolique par de nombreuses fondations, en France, en Océanie, à Madagascar, en Inde et aux Antilles anglaises. Lorsque la révolution de 1848 éclate, elle se trouve près de Paris. En toute hâte, elle regagne la ville en ébullition. Il lui faut franchir les barricades. Lorsque les ouvriers révoltés, dont elle a souvent soulagé les détresses dans les «Ateliers Nationaux», la voient arriver, ils s’écrient: «C’est la Mère Javouhey! C’est la Générale Javouhey! Laissez-la passer!» Le nouveau gouvernement décrète, à la hâte, l’émancipation totale des Noirs. L’oeuvre de préparation méthodique et prudente à l’usage de la liberté devient caduque, mais la Mère s’adapte à la situation afin de pouvoir continuer le travail de civilisation et d’évangélisation des anciens esclaves. À Mana, la nouvelle de l’abolition de l’esclavage est reçue dans une joie paisible qui contraste avec les scènes de violence qui ont lieu ailleurs. La population noire y demeure laborieuse et sédentaire, très attachée à la religion que la Mère lui a enseignée.
Au début de 1851, la santé de Mère Anne-Marie fléchit et, au mois de mai, lors d’une visite à la maison de Senlis, il lui faut s’aliter. Le 8 juillet, elle apprend le décès de l’évêque d’Autun. Quelques jours plus tard, le 15, elle affirme à son sujet: «Nous devons considérer Monseigneur comme l’un de nos bienfaiteurs. Dieu s’est servi de lui pour nous envoyer l’épreuve, quand nous n’entendions, en général, autour de nous, que des louanges. C’était nécessaire, car, avec les succès qu’obtenait notre Congrégation, nous aurions pu nous croire quelque chose, si nous n’avions pas eu ces peines et ces contradictions». Peu après avoir prononcé ces paroles, elle rend son âme à Dieu. Sa Congrégation comptait alors environ 1200 Religieuses appliquées à chercher en tout la volonté de Dieu dans l’enseignement, les oeuvres hospitalières et missionnaires.
Demandons à la Bienheureuse Anne-Marie Javouhey, béatifiée par le Pape Pie XII le 15 octobre 1950, de nous obtenir la libération du pire des esclavages, celui du péché: en effet, Jésus est «venu pour libérer les hommes de l’esclavage le plus grave, celui du péché, qui les entrave dans leur vocation de fils de Dieu et cause tous leurs asservissements humains» (CEC, 549). Qu’elle nous donne part à son esprit de dévouement, de charité et de simplicité, pour parvenir à la véritable liberté des enfants de Dieu.
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