|
Télécharger comme pdf![]() [This letter in English] [Dieser Brief auf deutsch] [Deze brief in het Nederlands] [Esta carta en español] [Aquesta carta en català] [Questa lettera in italiano] |
15 avril 2007 Dimanche de la Miséricorde |
Jérôme Lejeune est né en 1926, à Montrouge, dans une famille que la guerre de 1939-1945 laissera ruinée. À 13 ans, la découverte de deux auteurs, Pascal et Balzac, le marque pour la vie. Subjugué par le Dr Bénassis, héros du «Médecin de campagne», il veut devenir, lui aussi, médecin de campagne, dévoué aux humbles et aux pauvres. Après la guerre, il se jette avec passion dans les études de médecine. Bientôt, une motivation supplémentaire le stimule au travail: il a fait la connaissance d'une jeune Danoise, Birthe, et s'en est épris passionnément. Le 15 juin 1951, il soutient avec succès sa thèse de doctorat. Ce même jour, son avenir se décide dans un sens tout différent de ses projets: un de ses maîtres, le professeur Raymond Turpin, lui propose de collaborer à un grand ouvrage sur le «mongolisme», maladie qui atteignait un enfant sur six cent cinquante. Jérôme accepte. Sa voie est désormais tracée. Le 1er mai 1952, il épouse, à Odense au Danemark, Birthe Bringsted devenue catholique, dont il aura cinq enfants. La vie de famille est pour lui un objet de prédilection, surtout pendant les vacances. Pendant ses séjours à l'étranger, chaque jour il écrit à sa femme.
En 1954, il devient membre du bureau de la Société française de génétique et attaché de recherche au Centre National de la Recherche Scientifique. Depuis les explosions d'Hiroshima et de Nagasaki, l'effet des radiations nucléaires sur la reproduction humaine est à l'ordre du jour. Turpin oriente son équipe vers ce domaine, et, en 1957, Jérôme est nommé, auprès de l'ONU, «expert sur les effets des radiations atomiques en génétique humaine». Il participe, dès lors, à des congrès internationaux, où il se fait remarquer par sa candide liberté de langage, face à la volonté de domination de certaines délégations.
Trois enfants font déjà le bonheur de son foyer, lorsque la santé de son père se dégrade. Jérôme est mis devant l'évidence: il s'agit d'un cancer des poumons. L'agonie de ce père aimé lui fait réaliser à quel point «la vue de la souffrance de ceux que l'on aime est insupportable». Son regard devient désormais plus profond: dans chaque visage de patient, il reconnaîtra le Christ lui-même.
Profitant de nouveaux procédés photographiques, Jérôme met en évidence, dans un tissu provenant d'un petit «mongolien», la présence d'un chromosome supplémentaire, au niveau de la 21e paire (un être humain en compte 23, soit 46 chromosomes). Voilà l'origine du «mongolisme», maladie désormais nommée «trisomie 21». Communication est faite de la découverte à l'Académie de Médecine, en mars 1959. En novembre 1962, Jérôme se voit décerner le «prix Kennedy»; en octobre 1965, il devient titulaire de la première chaire de génétique fondamentale à Paris. Tout porte à l'espérance: sa découverte et la publicité qui en est faite dans le monde scientifique, pense-t-il, stimuleront la recherche, et permettront la mise au point de traitements appropriés pour guérir les malades et donner une espérance à leurs parents. Les familles des malades, attirées par la renommée internationale de Jérôme et son accueil, s'adressent de plus en plus nombreuses à lui. Il traite plusieurs milliers de jeunes patients, venus le consulter du monde entier ou suivis par correspondance. Il aide les parents à comprendre et à accepter cette épreuve dans une vision chrétienne: ces enfants trisomiques, créés à l'image de Dieu, sont promis à un avenir éternel où rien ne demeurera de leurs infirmités. Il les assure que leur enfant, malgré un grave handicap intellectuel, débordera d'amour et de tendresse.
Le racisme chromosomique
Août 1967: le professeur Lejeune est convié à la septième assemblée mondiale de l'Association médicale israélienne, à Tel-Aviv. Alternent travaux et excursions; la première a pour but le lac de Tibériade. «J'entrai dans une petite chapelle de mauvais goût, relate Jérôme... Je m'allongeai de tout mon long pour baiser la trace imaginaire des pas de Celui qui était là». À cet instant, il éprouve un sentiment inconnu: « Un fils retrouvant un Père très aimé, un Père enfin connu, un Maître révéré, un Coeur très sacré découvert, il y avait de tout cela et beaucoup plus...» Tout fond au feu de ce brasier d'amour: le monde, les honneurs, la réussite, la crainte du jugement de l'autre. Il n'y a plus que le Seigneur, et la nécessité de répondre à sa bonté prévenante.
Lorsque Jérôme rejoint les autres congressistes, une force s'est emparée de lui. Pour quel usage? Un incident va le mettre sur la voie. En arrivant à Cana, le guide demande si quelqu'un sait la raison de la renommée internationale de la cité. Jérôme prend le micro et, naïvement, raconte l'épisode évangélique des noces et le miracle de l'eau changée en vin. Silence. Puis le guide: «Vous n'y êtes pas du tout! Ce qui fait l'importance de Cana, c'est la présence des laboratoires de cosmétique Helena Rubinstein!» Éclat de rire général. Jérôme se tait: il se sent impuissant à venger l'outrage que le Christ vient de recevoir sous ses yeux. Voici maintenant Nazareth: en sortant du car, tout le monde se dirige vers la basilique de l'Annonciation. Mais les uns parlent à voix haute, d'autres se livrent à des plaisanteries obscènes sur la visite de l'Ange et la Virginité de Marie. Jérôme sent qu'on le provoque. Que faire? Il entre et, lentement, se signe puis s'agenouille par révérence envers le mystère de l'Incarnation accompli en ce lieu. Curieusement, son attitude humble et courageuse fait taire les ricaneurs. Après cette profession de foi publique, personne ne provoquera plus le professeur Lejeune, mais on le met à l'écart du groupe.
«J'ai perdu mon «Nobel»»
Combat médiatique
La question de l'avortement agite maintenant toute l'Europe; la Grande-Bretagne a emboîté le pas aux États-Unis, qui ont légalisé le dépistage de la trisomie et son «traitement» par l'avortement. La campagne médiatique, en France, s'étend à l'avortement de tous les indésirables: «Un bébé ne devient légalement une personne que lorsqu'il est né»; «une femme a le droit de faire ce qu'elle veut de son corps»... Arguments spécieux, auxquels maints catholiques se montrent perméables, parfois même au point de les propager.
Lors d'un voyage en Virginie, en octobre 1972, on présente à Jérôme un protocole à appliquer lors d'expériences de physiologie ou de biochimie pratiquées sur des foetus de cinq mois, «prélevés» dans ce but par césarienne. Il écrit à son épouse: «Le texte dit de les traiter comme n'importe quel prélèvement de tissus ou d'organes, mais précise qu'il faut les tuer au bout de peu de temps... J'ai simplement dit qu'aucun texte ne pouvait réglementer le crime». Ses confrères si qualifiés, comment en sont-ils venus là? Ils ont été formés, sous prétexte de rigueur scientifique, dans une optique où Dieu n'a pas de place: est «bien», non ce qui est conforme à la loi de Dieu, mais ce qui est efficace; est «mal», ce qui gêne le progrès matériel. Pour eux, le foetus n'est plus un homme, une créature de Dieu, destinée à Le voir et à L'aimer toute l'éternité. Il peut alors devenir la cible de toutes les attaques: il suffit d'obtenir une majorité.
Le maillon le plus faible
Le 13 mai 1981, Jérôme et son épouse sont à Rome: le Saint-Père désire les recevoir en audience privée. Après l'entretien, le Pape les retient spontanément à déjeuner. Le soir même, en rentrant à Paris, ils apprennent l'attentat dont Jean-Paul II vient d'être victime, quelques heures après qu'ils l'ont quitté. La santé de Jérôme est ébranlée par cette nouvelle. À l'automne, préoccupé par la situation internationale, le Pape décide d'envoyer à chaque chef d'État en possession de l'arme nucléaire une délégation de membres de l'Académie pontificale des Sciences, porteurs d'un rapport sur les dangers de la guerre atomique. Pour l'URSS, il désigne Lejeune et deux autres. La rencontre a lieu le 15 décembre 1981. «Nous, scientifiques, dit clairement Jérôme, nous savons que, pour la première fois, la survie de l'humanité dépend de l'acceptation par toutes les nations, de préceptes moraux transcendant tout système et toute spéculation». De cette mission diplomatique, aucun écho dans la presse. Les tracasseries administratives, qui, à partir du vote de la loi Veil, avaient commencé à viser Jérôme, notamment sous la forme de contrôles fiscaux répétés, prennent une tournure plus aiguë. Ses crédits de recherche sont supprimés; il est contraint de fermer son laboratoire. Indignés par ce procédé, des laboratoires américains et anglais lui octroient sans contrepartie des crédits privés; cette solidarité désintéressée lui permet de reconstituer une équipe de chercheurs animés des mêmes motivations.
Malgré la dérision
Jérôme ébauche en 1991 des «réflexions sur la déontologie médicale», en sept points: «1. «Chrétiens, n'ayez pas peur!» C'est vous qui détenez la vérité, non pas qu'elle ait été inventée par vous, mais vous en êtes le véhicule. À tous les médecins, il faudrait répéter: c'est la maladie qu'il faut vaincre, non le malade qu'il faut attaquer. 2. L'homme est fait à l'image de Dieu. C'est la seule raison pour laquelle il est respectable... 3. «L'avortement et l'infanticide sont des crimes abominables» (Vatican II). 4. La morale existe objectivement; elle est claire, elle est universelle puisqu'elle est catholique. 5. L'enfant est indisponible et le mariage est indissoluble. 6. Père et Mère tu honoreras: la reproduction uni-parentale par clonage ou par homosexualité n'est pas possible. 7. Le génome humain, le capital génétique de notre espèce est indisponible». Notons cette phrase courageuse: «Dans les Sociétés dites pluralistes, on nous rebat les oreilles: «mais vous, chrétiens, vous n'avez pas le droit d'imposer votre morale aux autres!» Eh bien! je vous le dis: non seulement vous avez le droit de tenter de faire entrer votre morale dans les lois, mais c'est votre devoir démocratique!»
En service commandé
Le Mercredi Saint 30 mars 1994, comme il délire, en proie à une fièvre de plus de 40 degrés, il est placé en soins palliatifs. Le lendemain, à l'aube, il reprend conscience; le Vendredi Saint, il confie au prêtre qui lui donne les derniers sacrements: «Je n'ai jamais trahi ma foi». C'est tout ce qui compte devant Dieu... Il dit à ses enfants qui lui demandent ce qu'il veut léguer à ses petits malades: «Je n'ai pas grand-chose, vous savez... Alors, je leur ai donné ma vie. Et ma vie, c'est tout ce que j'avais». Puis, ému jusqu'aux larmes, il murmure: «Ô mon Dieu! c'est moi qui devais les guérir, et je m'en vais sans avoir trouvé... Que vont-ils devenir?» Puis, rayonnant, il s'adresse aux siens: «Mes enfants, si je peux vous laisser un message, c'est le plus important de tous: nous sommes dans la main de Dieu. Je l'ai vérifié plusieurs fois». Le lendemain, Samedi Saint, se passe doucement: Jérôme est serein. Pourtant, en fin d'après-midi, la gêne respiratoire revient, plus forte. Soudain autoritaire, il commande à sa femme et aux siens de rentrer à la maison. Il ne veut pas qu'ils assistent à son agonie. Le dimanche matin, vers sept heures, il dit péniblement à un confrère, quasi-inconnu, qui lui a tenu la main une grande partie de la nuit: «Vous voyez... j'ai bien fait...» et il rend l'esprit. Dehors, les premières sonneries de cloches se font entendre: c'est le jour de la Résurrection, le jour de la Vie, celle qui ne finit pas. Car le Christ est la Vie éternelle (1 Jn 5, 20)!
Le lendemain, le Pape Jean-Paul II écrivait au sujet de Jérôme Lejeune: «Nous nous trouvons aujourd'hui devant la mort d'un grand chrétien du XXe siècle, d'un homme pour qui la défense de la vie est devenue un apostolat. Il est clair que, dans la situation actuelle du monde, cette forme d'apostolat des laïcs est particulièrement nécessaire...»