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5 mars 2003 Mercredi des Cendres |
Ce jeune Israël, de la famille Zoller, est né le 17 septembre 1881, à Brody, en Galicie (sud-est de la Pologne) alors autrichienne. Il est le plus jeune de cinq enfants. De religion israélite, la famille possède une certaine aisance car le père est propriétaire d'une soierie à Lodz, en territoire russe. En 1888, le Tsar décide de nationaliser toute entreprise dont les propriétaires seraient des étrangers; l'usine de M. Zoller à Lodz est confisquée sans compensation financière. Le train de vie de la famille se réduit considérablement et les fils aînés doivent s'éloigner pour chercher du travail.
À sept ans, Israël suit l'école primaire hébraïque, où les enfants apprennent par coeur des passages de la Bible. Mais le goût de la connaissance religieuse lui vient principalement de son père. De son côté, sa mère lui apprend à secourir les nécessiteux; émue par la misère d'autrui, elle multiplie les bonnes oeuvres, faisant au besoin appel à d'autres dames de son quartier, juives ou catholiques. Dans la région de Brody, il n'y a entre Juifs et Chrétiens ni mépris, ni méfiance. Un lien, en effet, «relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée d'Abraham. L'Église reconnaît que les prémices de sa foi et de son élection se trouvent, selon le mystère divin du salut, dans les patriarches, Moïse et les prophètes. Elle confesse que tous les fidèles du Christ, fils d'Abraham selon la foi, sont inclus dans la vocation de ce patriarche et que le salut de l'Église est mystérieusement préfiguré dans la sortie du peuple élu hors de la terre de servitude. C'est pourquoi l'Église ne peut oublier qu'elle a reçu la révélation de l'Ancien Testament par ce peuple avec lequel Dieu, dans sa miséricorde indicible, a daigné conclure l'Acienne Alliance» (Vatican II, Nostra ætate, 4).
En 1904, Israël quitte sa famille qu'il ne reverra jamais. Sa mère, qui a toujours désiré le voir devenir Rabbin, vient de mourir. Tout en donnant des cours pour subvenir aux besoins des siens, il étudie la philosophie à l'université de Vienne, puis à celle de Florence où il achève un doctorat; parallèlement, il poursuit des études rabbiniques. Nommé en 1913 vice-Rabbin de Trieste, alors port autrichien, il épouse Adèle Litwak, Juive de Galicie; de cette union naît une fille, Dora. Au cours de la première guerre mondiale, Israël est poursuivi par la police autrichienne comme partisan de l'Italie, parce qu'il a étudié dans ce pays. À la fin du conflit, Trieste est rattachée à l'Italie et Israël Zoller est nommé Grand Rabbin de la ville.
Jésus n'était-il pas un fils de mon peuple?
Zoller se remarie en 1920 avec Emma Majonica, qui lui donne une seconde fille, Myriam. De 1918 à 1938, résidant toujours à Trieste, il enseigne l'hébreu et les langues sémitiques anciennes à l'université de Padoue. Fait surprenant, il fréquente aussi bien le Nouveau Testament que l'Ancien. Ainsi, la personne de Jésus-Christ et son enseignement lui deviennent-ils familiers. Il ne peut s'empêcher de comparer l'Ancien Testament au Nouveau: «La justice, dans l'Ancien Testament, s'exerce d'homme à homme... Nous faisons le bien pour le bien reçu; nous faisons le mal pour le mal que nous avons souffert d'autrui. Ne pas rendre le mal pour le mal est, d'une certaine manière, faillir à la justice». Quel contraste avec l'Évangile: Aimez vos ennemis... priez pour eux, ou bien avec la dernière parole de Jésus sur la croix: Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font! «Tout ceci me stupéfie, écrit Zoller; le Nouveau Testament est, en effet, un Testament nouveau». Et il précise: «Ici commence une nouvelle terre, un nouveau ciel... Les riches attachés à la terre sont pauvres et les pauvres qui ont su s'en détacher sont vraiment riches, parce qu'ils possèdent un royaume qui appartient aux affligés, aux silencieux et aux persécutés, qui n'ont jamais persécuté mais qui ont aimé». Peu à peu, Zoller découvre le lien qui unit les deux Testaments. En effet, «inspirateur et auteur des livres de l'un et l'autre Testament, Dieu les a sagement disposés de telle sorte que le Nouveau soit caché dans l'Ancien et que, dans le Nouveau, l'Ancien soit dévoilé... Les livres de l'Ancien Testament... atteignent et montrent leur complète signification dans le Nouveau Testament» (Concile Vatican II, Dei Verbum, 16).
Le Nazaréen
La concordance frappante entre le récit de la Passion du Christ dans l'Évangile et le Serviteur souffrant décrit par le prophète Isaïe huit siècles avant son avènement, ne laisse à Zoller aucun doute sur l'accomplissement en Jésus de la prophétie: Méprisé, homme de douleur et sachant ce qu'est la souffrance... nous ne l'avons pas reconnu. Pourtant, il s'est chargé du poids de nos souffrances; c'est lui qui les a portées... Il était blessé à cause de nos péchés, écrasé à cause de nos crimes...; c'est par ses meurtrissures que nous sommes guéris (Isaïe 53, 3-5). De plus, l'examen des déclarations de Jésus sur sa divinité le conduit à écrire: «Le Christ est le Messie; le Messie est Dieu; donc le Christ est Dieu». Zoller est intellectuellement convaincu, mais il n'a pas encore la foi; celle-ci est une grâce qu'il recevra sept ans plus tard.
Le rapprochement de Mussolini et de l'Allemagne hitlérienne entraîne, à la fin des années 30, des campagnes antisémites en Italie, surtout à proximité des frontières du troisième Reich. À Trieste, où les Juifs sont nombreux, un historien catholique organise une série de conférences antisémites. Un large auditoire est attendu. Zoller décide d'intervenir auprès d'un Jésuite, ami du conférencier. Le religieux ménage une rencontre entre le Rabbin et l'orateur. Avec douceur et bonté, Zoller exhorte son interlocuteur, au nom des principes chrétiens et spécialement du pardon accordé par Jésus-Christ sur la Croix, à annuler ses conférences. Le professeur objecte l'embarras de sa situation: tout est organisé. Le Rabbin hausse les épaules et lui conseille seulement de lire l'Évangile comme il le fait souvent lui-même; il lui prédit: «Le temps est proche où nous deviendrons tous deux de bons amis». Le dimanche suivant, devant une salle bondée, le conférencier annonce qu'un Juif de haut rang a éclairé sa conscience; il ne veut plus continuer dans le chemin où il s'est égaré jusqu'à présent et annule les conférences prévues.
Mais déjà des lois discriminatoires ont été édictées contre les Juifs; Israël Zoller «italianise» son nom en Zolli; bientôt cependant, il est privé de la nationalité italienne, sans être autrement inquiété. En 1940, la communauté israélite de Rome lui offre la place vacante de Grand Rabbin de cette capitale. Il accepte le poste proposé, en vue de protéger ses frères dans la persécution qui s'annonce, et d'apaiser les divisions au sein de la communauté juive dont il exhorte les membres à laisser de côté la politique et à s'occuper davantage de prière, d'enseignement et d'entraide; mais cet appel ne rencontre guère d'écho.
Une solidarité qui sauve
Ce n'est toutefois qu'un répit. Le Grand Rabbin s'efforce de convaincre les Juifs de Rome de se disperser pour éviter la déportation. Bientôt l'ambassadeur allemand auprès du Saint-Siège, von Weizsäcker, secrètement hostile à la politique nazie, avertit le Pape qu'Himmler a ordonné la déportation de tous les Juifs d'Italie. Pie XII ordonne aussitôt au clergé romain d'ouvrir les sanctuaires afin de recevoir les Juifs qui viendraient s'y cacher. Zolli, dont la tête est mise à prix, vit les neuf mois suivants dans la clandestinité, et, en dernier lieu, chez des amis chrétiens de sa fille Dora; il parvient ainsi à échapper à la Gestapo. Mais malgré les précautions prises, dans la nuit du 15 au 16 octobre, un millier de Juifs romains (sur environ 8000) sont arrêtés et déportés; la plupart ne reviendront pas.
«Désormais tu me suivras»
Quelques jours plus tard, le Grand Rabbin renonce à sa charge et va trouver un prêtre afin de compléter son instruction des vérités de la foi. Le 13 février 1945, Monseigneur Traglia confère le sacrement de Baptême à Israël Zolli qui choisit pour prénom chrétien celui d'Eugenio, en hommage de reconnaissance au Pape Pie XII pour son action déterminante en faveur des Juifs pendant la guerre. L'épouse de Zolli, Emma, reçoit le Baptême avec son mari et ajoute à son prénom celui de Maria. Leur fille Myriam suivra ses parents après un an de réflexion personnelle. Le baptême d'Eugenio Zolli est l'aboutissement d'une longue évolution spirituelle: «Cet événement, dans mon âme, était comme l'arrivée d'un hôte bien-aimé. Je commençais seulement à entendre la voix du Christ exprimée plus clairement et plus fortement dans les Évangiles. Dans mon âme, Dieu ne se révélait point par les moyens de la tempête ni du feu, mais à travers un doux murmure... Je devenais conscient d'un Dieu que j'aimais, un Dieu qui veut qu'on L'aime et qui Lui-même aime... Le converti, comme le miraculé, est l'objet (celui qui reçoit), et non le sujet (l'auteur) du prodige. Il est faux de dire de quelqu'un qu'il s'est converti, comme s'il s'agissait d'une initiative personnelle. Du miraculé on ne dit pas qu'il s'est guéri, mais qu'il a été guéri. Du converti, il faut en dire autant».
Tous les hommes sont ses enfants
Le soir de son Baptême, Zolli n'a même pas de quoi dîner; Mgr Traglia lui fait l'aumône de cinquante lires. À l'âge de soixante-cinq ans, il se trouve brutalement confronté à de graves problèmes matériels, à commencer par celui de la subsistance de sa famille. Jusqu'alors, il a toujours vécu de ses honoraires de Rabbin et de professeur. Il accepte cette nouvelle situation avec le plus grand détachement: «Je demande l'eau du Baptême et rien de plus. Je suis pauvre et je vivrai pauvre. J'ai confiance en la Providence». La nouvelle du Baptême du Grand Rabbin de Rome déclenche un concert de calomnies. On l'accuse, entre autres griefs, d'avoir apostasié par intérêt. Il lui est facile de répondre: «Les Juifs qui se convertissent aujourd'hui, comme à l'époque de saint Paul, ont tout à perdre en ce qui concerne la vie matérielle, et tout à gagner en vie de la grâce». Au reproche de trahison, il répond avec indignation: «Le Dieu de Jésus-Christ, de Paul, n'est-il pas le Dieu même d'Abraham, d'Isaac et de Jacob?»
De nos jours, certains Catholiques estiment inutile qu'un Juif se convertisse pour devenir Chrétien. Cette opinion est contredite par l'enseignement du concile Vatican II: «Seul, en effet, le Christ est médiateur et voie de salut: or, il nous devient présent en son Corps, qui est l'Église; et en nous enseignant expressément la nécessité de la foi et du baptême (cf. Mc 16,16), c'est la nécessité de l'Église elle-même, dans laquelle les hommes entrent par la porte du Baptême, qu'il nous a confirmée en même temps. C'est pourquoi ceux qui refuseraient soit d'entrer dans l'Église Catholique, soit d'y persévérer, alors qu'ils la sauraient fondée de Dieu par Jésus-Christ comme nécessaire, ceux-là ne pourraient pas être sauvés» (Lumen gentium, 14).
À quinze heures, comme Jésus
Par son itinéraire spirituel, Eugenio Zolli manifeste la continuité entre l'ancienne Alliance et la Nouvelle: Ne pensez pas que je sois venu abolir la loi ou les Prophètes; je ne suis pas venu abolir, mais accomplir, avait dit Jésus (Mt 5, 17). «Dieu a visité son peuple. Il a accompli les promesses faites à Abraham et à sa descendance. Il l'a fait au-delà de toute attente: Il a envoyé son Fils bien-aimé... Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé par les prophètes, Dieu en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par son Fils (He 1, 1-2). Le Christ, le Fils de Dieu fait homme, est la Parole unique, parfaite et indépassable du Père. En Lui, Il dit tout, et il n'y aura pas d'autre parole que celle-là... «Dès lors qu'Il nous a donné son Fils, qui est sa Parole, écrit saint Jean de la Croix, Dieu n'a pas d'autre parole à nous donner... Voilà pourquoi celui qui voudrait maintenant L'interroger, ou désirerait une vision ou une révélation, non seulement ferait une folie, mais ferait injure à Dieu, en ne jetant pas les yeux uniquement sur le Christ, sans chercher autre chose»» (Catéchisme de l'Église Catholique, nn. 422 et 65). Pour Zolli, les exigences qu'entraîne cette vérité n'ont pas été faciles à mettre en oeuvre; à la fin de sa vie, il disait: «Vous qui êtes nés dans la religion Catholique, vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez d'avoir reçu dès l'enfance la grâce du Christ; mais celui qui, comme moi, est arrivé au seuil de la foi après un long travail poursuivi pendant des années, apprécie la grandeur du don de la Foi et ressent toute la joie qu'il y a à être chrétien».
Rendons grâces à Dieu pour le don de la Foi qu'il nous a accordé sans mérite de notre part. Conservons ce trésor par une vie sainte, et prions pour que tous les hommes connaissent le Messie, croient en Lui et obtiennent la Vie éternelle.
Bibliographie: Eugenio Zolli, par Judith Cabaud,
Éd. F.-X. de Guibert, Paris, 2000.